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peut-être, que cette sensation monte en moi, silencieusement ; mais la voilà tout en haut, à présent, et qui fait signe à la pensée.

Je suis énervé, agacé, las. Et tout d’un coup, une grande émotion me saisit. Je comprends, j’entrevois, je vois une multitude de choses que j’ai pressenties vaguement jusqu’ici, de moins en moins vaguement, et qui se précisent subitement en mon esprit. Ah ! il faut que j’aille voir ma grand’mère, ma pauvre grand’mère, et que je lui crie, à cette morte, tout ce que j’aurais dû lui dire, tout ce que je lui aurais dit, si je l’avais compris plus tôt… J’arracherai peut-être à ses lèvres immobiles le secret de ce que je dois penser, de ce que je dois faire. Peut-être que je pourrai découvrir, sur la face glacée de cette vieille femme qui m’a tant aimé — à laquelle j’ai montré si peu d’affection, et que j’aimais pourtant, je le sens à présent — peut-être que j’y pourrai découvrir, gravées par la mort, les réponses aux questions que je n’ai jamais voulu poser, des réponses que j’aurais pu pourtant épeler dans les grands beaux yeux d’aïeule que l’âge n’avait point ternis…

Je me précipite vers l’escalier. Mais mon père, qui descend, me barre le passage. À la vue de ma figure bouleversée, sans doute, il comprend que je sais tout.

— Non, pas maintenant, dit-il en m’entraînant ; ce soir…

Mais le soir, mon émotion m’a quitté. C’est une idée qui s’est emparée de moi, une idée fixe qui me possède tout entier. Je sais que mon oncle Karl va venir pour l’enterrement ; je lui parlerai et je lui demanderai de m’emmener avec lui en Allemagne ; je suis sûr qu’il ne me refusera pas. J’en suis tellement sûr qu’un grand calme, soudain, descend en moi ; le tumulte de mes pensées et de mes sentiments s’apaise et s’évanouit ; la certitude s’est faite en moi que je ne puis échapper à ma