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— Vous êtes-vous bien rendu compte de ce que vous avez dit hier ?

— Non, mon lieutenant.

— Alors, vous êtes fou ?

— J’sais pas, mon lieutenant.

J’étais de faction, à deux pas. L’officier s’est tourné vers moi, l’œil encore allumé par la soulographie de la veille.

— Et vous, factionnaire, croyez-vous qu’il soit fou ?

— Oui, mon lieutenant, je le crois.

— Alors, qu’il s’en aille… El-Ksob n’est pas une succursale de Charenton.

Et il est parti en riant.


Je n’ai pas menti. Prey est bien un fou, un pauvre fou. Aucune proportion entre les lignes de cette face bestiale qui porte tatoué : « Pas de chance » sur le front où descendent des cheveux hérissés ; le maxillaire inférieur avançant sur le supérieur et laissant entrevoir la pointe acérée des canines ; les yeux injectés de sang. On sent que, chez cet être au cerveau déséquilibré, la conscience n’existe pas. On sent que, dans sa naïveté cynique, il n’hésiterait pas à se servir, pour étendre du fromage sur son pain, du lingre à la virole encore rouge avec lequel il aurait suriné, la veille, un pante au coin d’une borne. ― Un de ces prédestinés des fins lugubres, poussés vers le crime par une fatalité inéluctable, et sur le berceau desquels le couperet sinistre de la guillotine a projeté son ombre triangulaire.

Je connais peu de sa vie. Le peu qu’il en sait lui-même et qu’il m’a raconté en riant, d’un air triste, avec des expressions baroques, magnifiques et atroces, qui font couler dans le dos le froid d’une lame de