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toute sa force le char qui plia, comme un vaisseau en danger incline tous ses mâts, tantôt à droite, tantôt à gauche.

Je vis ensuite un renard privé longtemps d’une bonne pâture s’approcher du char triomphal ; mais ma Béatrix, lui reprochant ses ravages abominables, le fit fuir aussi rapidement que le lui permirent sa faiblesse et sa maigreur ; ensuite l’aigle, du même point d’où elle était descendue d’abord, entra dans le char qu’elle remplit de ses plumes ; et il sortit du ciel une voix semblable à celle que laisse échapper un cœur ulcéré, et qui s’écria : « Ô ma barque, comme tu es mal chargée ! »

Il me parut ensuite que la terre s’entr’ouvrait entre les deux roues, et j’en vis sortir un dragon qui frappa le char de sa queue ; et comme la guêpe qui retire son aiguillon, il retira sa queue funeste, arracha une partie du fond du char, et s’en alla content, content ! Ce qui resta du fond du char, comme la terre négligée se couvre de mousse, se recouvrit des plumes de l’aigle, offertes peut-être avec une intention chaste et bienveillante : les roues et le timon en furent remplis en moins de temps qu’il n’en faut pour que la bouche ouverte exhale un soupir.

L’édifice sacré, ainsi transformé, laissa voir trois têtes sur son timon, et une autre à chacun des coins. Les premières étaient armées de cornes comme les bœufs ; les quatre autres n’en portaient qu’une seule sur le front : jamais on ne vit sur terre un semblable monstre.

J’aperçus ensuite une prostituée à moitié nue, qui, comme un rocher sur une haute montagne, s’assit avec assurance sur le char, en promenant autour d’elle ses regards : je vis encore près d’elle un géant qui semblait veiller à sa garde : ils se donnaient tous deux des baisers ; mais comme cette prostituée tourna vers moi ses regards libertins et avides, son féroce gardien la flagella de la tête aux pieds ; puis dans sa jalousie et dans sa colère, il détacha le char devenu monstrueux, et l’entraîna dans la forêt, qui me déroba la vue de la prostituée et de la bête nouvelle.