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supplice de la faim et de la soif : leur désir de manger et de boire est excité par l’odeur qu’exhalent les fruits et l’eau qui entretient leur fraîcheur. Tu nous vois tourner sur ce sol rocailleux, et ce n’est pas pour une seule fois que nous subissons cette peine cruelle ; je dis une peine, j’aurais dû dire une consolation : nous sommes conduits sans cesse à cet arbre par la même volonté qui porta le Christ à dire Eli, quand pour nous sauver il se laissa déchirer le flanc. »

Je repris : « Forèse, depuis le jour où tu as changé de monde pour obtenir une meilleure vie, il ne s’est pas écoulé cinq années. Comment es-tu venu en ce lieu, si tu as été privé, par la maladie, de pécher davantage avant l’heure de cette douleur sage qui nous remarie à Dieu ? Je croyais te trouver encore là-bas, où l’on reste autant de temps que l’on en met à différer son repentir. — C’est ma tendre Nella, reprit-il, qui, par ses prières ferventes, m’a conduit à goûter sitôt la douce absinthe des douleurs. Ses oraisons pieuses, ses profonds soupirs m’ont enlevé de cette côte où l’on attend, et m’ont fait échapper aux autres cercles. Ma veuve, que j’aimai si passionnément, est d’autant plus chère à Dieu, qu’elle est seule à bien opérer. La Barbagia de la Sardaigne a des femmes plus pudiques que la Barbagia où j’ai laissé mon épouse.

« Ô frère ! que veux-tu que je te dise ? Je lis dans l’avenir, et ce que je prévois n’est pas éloigné : on défendra dans la chaire aux Florentines déhontées d’aller ainsi montrant leur poitrine et leurs mamelles. Y eut-il jamais des femmes barbares ou sarrazines que l’on ait forcées à la pudeur par des monitoires ou des châtiments ? Mais si ces misérables savaient ce que le ciel leur prépare bientôt, elles ouvriraient déjà la bouche pour hurler ; enfin, si ma faculté de prévoir l’avenir ne m’abuse pas, elles deviendront tristes avant que l’enfant, dont la nourrice apaise les cris par une chanson, ait vu son menton couvert d’un duvet léger. Allons, frère, ne me cache plus ta condition, tu vois que non-seulement moi, mais toutes ces âmes regardent attentivement l’ombre que projette ton corps. »

Je dis alors à Forèse : « Si tu te rappelles la vie que nous avons menée ensemble, le souvenir t’en sera bien amer. Celui qui me précède est venu m’arracher à cette vie pernicieuse l’autre jour, quand la sœur de cet astre était dans tout son éclat ; » et en parlant ainsi, je montrai le soleil. « Mon guide, à travers la nuit ténébreuse habitée par les véritables morts, m’a conduit encore revêtu de cette chair qui accompagne mon âme. Ses secours