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éblouissante. Là était représentée la gloire brillante du prince romain. Grégoire, frappé de la vertu de cet empereur, obtint, en le sauvant, une haute victoire : je parle de l’empereur Trajan. Une veuve désolée et en larmes tenait la bride du cheval de ce monarque qui était environné d’un grand nombre de soldats, et autour duquel flottaient, éclatants d’or, les étendards ornés des aigles de Rome. L’infortunée, au milieu de ce bruit, semblait s’écrier : « Ô mon maître ! venge la mort de mon fils : elle m’a plongée dans ce désespoir. » L’empereur paraissait lui dire : « Attendez que je revienne. » La veuve répondait avec un nouvel accent de douleur : « Mais, ô mon prince ! si tu ne reviens pas ? — Alors, disait l’empereur, mon successeur prendra soin de ta vengeance. — Et à quoi, répondait encore la veuve, me servira la justice d’un autre, si je recours en vain à la tienne ? — Rassure-toi, reprenait enfin ce prince, il faut que j’accomplisse mon devoir avant de passer outre ; la justice le veut, et la pitié arrête mes pas. »

Celui qui n’a jamais vu une chose nouvelle est l’auteur de ces paroles visibles, paroles neuves pour nous qui n’en connaissons pas de telles sur la terre.

Tandis que je me plaisais à considérer ces scènes d’humilité, si précieuses quand on pense au divin ouvrier qui les a produites, le poète disait tout bas : « Voilà beaucoup d’ombres, mais elles s’avancent lentement ; elles nous enseignent le chemin des degrés supérieurs. » Mes yeux, avides de nouveauté, ne tardèrent pas à se tourner vers mon maître. Lecteur, je ne veux pas, toutefois, que tu te livres au découragement, lorsque tu entendras comment Dieu ordonne qu’on répare ses fautes. Ne pense pas au martyre en lui-même ; pense à la félicité qui le suit ; pense que cette peine ne peut durer au delà de la grande sentence.

Je commençai ainsi : « Ô mon maître, les objets que je vois s’avancer vers nous ne me semblent pas des personnes. Je ne sais ce qu’ils peuvent être tant ma vue est incertaine. — La condition terrible de leur tourment, répondit-il, les fait courber tellement jusqu’à terre, que moi-même j’ai eu peine d’abord à deviner ce qu’ils étaient ; mais regarde fixement, et tâche de détortiller, avec tes yeux, ceux qui s’avancent sous ce poids énorme. Tu peux voir déjà comment chacun d’eux est tourmenté. » Ô chrétiens superbes, faibles et misérables ! séduits par une vue égarée, vous avez confiance dans des pas qui vous éloignent de la vraie route : ne vous apercevez-vous point que nous sommes des vermisseaux nés pour former ce