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LE PURGATOIRE

Nous avions déjà fait mille pas, et les ombres étaient encore éloignées de l’espace que pourrait franchir une pierre lancée par un frondeur habile, quand elles se rapprochèrent toutes des rochers escarpés, et s’arrêtèrent comme s’arrête celui qui ne reconnaît pas le chemin qu’il doit suivre. Virgile leur parla ainsi : « Esprits morts dans la grâce de l’Éternel, esprits qui avez l’assurance de connaître la béatitude, au nom de cette paix que vous attendez tous, dites-nous quel est le chemin pour gravir la montagne ; car la perte du temps est sentie plus vivement par celui qui en connaît le prix. »

Lorsque les brebis entendent le signal de la sortie du bercail, on n’en voit d’abord s’avancer qu’une, deux, trois ; et les autres, avec une sorte de timidité soupçonneuse, s’arrêtent en portant à terre leur nez et leurs yeux ; ce que fait la première, ses compagnes l’imitent ; les plus voisines montent même sur son dos si elle suspend sa marche, sans que ces bêtes innocentes et paisibles sachent pourquoi elles agissent ainsi : de même je vis se mouvoir, pour arriver à nous, les premières âmes de cette troupe, aux traits modestes et à la démarche grave. Quand elles virent que mon corps formait à droite une ombre sur le rocher, elles s’arrêtèrent, et reculant même de quelques pas, elles entraînèrent avec elles celles qui venaient ensuite, et qui les imitèrent sans savoir pourquoi. Mon maître leur dit : « Avant que vous m’adressiez aucune demande, je vous avoue que vous avez en effet sous les yeux un corps humain ; aussi la lumière de l’astre du monde, que ce corps intercepte, ne parvient pas tout entière sur le sol. Ne vous livrez pas à l’étonnement : croyez qu’on ne cherche pas à franchir cet obstacle sans la protection d’une vertu qui émane du ciel. — Eh bien, venez ! nous cria cette troupe respectable en nous faisant signe du dos de la main ; venez vous joindre à nous. » Une d’elles m’adressa ces mots : « Qui que tu sois, en marchant ainsi, regarde, cherche à te souvenir de moi. Ne m’as-tu pas vue sur la terre ? » Je me tournai, et je regardai fixement cet esprit : des cheveux blonds accompagnaient une figure douce et agréable : une blessure avait partagé en deux un de ses sourcils. Quand je lui eus répondu que je ne l’avais jamais vu, il ajouta : « Tiens, vois, » et il me montra une autre blessure au milieu de sa poitrine. Il reprit en souriant : « Je suis Mainfroy, le petit-fils de l’impératrice Constance : aussi, je t’en conjure, quand tu retourneras sur la terre, va près de ma noble fille, la mère de ces princes qui sont l’honneur de la Sicile et de l’Aragon ; et si on a cherché à l’abuser, dis-lui la vérité. Quand on eut rompu ma vie de deux coups