Page:Dante - La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor).djvu/170

Cette page a été validée par deux contributeurs.
128
L’ENFER

repartit : « Je suis frère Albéric, je suis celui dont le jardin a produit des dattes pour des figues : je reçois ici un digne et juste échange. — Mais, repris-je, est-ce que tu es déjà mort ? » L’esprit ajouta : « Je ne puis te dire ce qu’est devenu mon corps dans le monde. Cette Ptolomée funeste a ce privilège, que souvent un coupable y roule avant qu’Atropos ait remué les doigts : enfin, pour que tu brises avec plus de zèle les glaçons épais qui enchaînent mes larmes, apprends qu’aussitôt qu’une âme est traîtresse comme la mienne, son corps lui est enlevé par un démon qui le gouverne à son gré, pendant tout le temps fixé pour le reste de sa vie. Cette âme tombe alors dans la froide citerne, et peut-être vois-tu encore là-haut le corps de celui qui est glacé près de moi. Tu dois le connaître, si, depuis peu, tu as quitté la terre. C’est Branca d’Oria : il s’est cependant écoulé beaucoup d’années depuis qu’il a été précipité dans cette enceinte.

— Je crois que tu me trompes, lui dis-je, Branca d’Oria n’est pas mort, il mange, il boit, il dort, il s’habille comme nous. » L’ombre répondit : « Michel Sanche n’était pas encore tombé dans la fosse de Malébranche, où bout une poix tenace, qu’un diable s’empara, sur la terre, du corps de Branca d’Oria et de celui d’un de ses parents complice de sa trahison. Maintenant étends la main, et ouvre-moi les yeux. »

Je me gardai de le satisfaire, et ce fut une action courtoise que d’avoir manqué à ma parole.

Ah ! Génois, hommes sans mœurs et remplis de vices, pourquoi n’êtes-vous pas séparés de l’univers ? Je trouvai, auprès du plus méchant habitant de la Romagne, un des vôtres qui avait mérité, avant sa mort, de voir son âme plongée dans le Cocyte, tandis que là-haut son corps semble encore jouir de la vie ?