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L’ENFER

pourquoi je lui suis un tel voisin. Il est inutile de répéter que, malgré ma confiance en lui, victime de ses affreux soupçons, je fus saisi et dévoué à la mort : mais ce que tu ne sais pas, c’est combien cette mort fut atroce ; tu va en entendre le récit, et tu sauras si ce monstre a mérité ma haine. À travers les soupiraux de la tour, à qui, depuis mon supplice, on a donné le nom de Tour de la faim, et où tant d’autres seront enfermés après moi, une légère ouverture m’avait déjà, plusieurs fois, fait apercevoir la clarté du jour, lorsque j’eus un songe funeste qui déchira pour moi le voile de l’avenir.

« Ruggieri me paraissait être mon seigneur et mon maître ; il poursuivait un loup et ses louveteaux vers la montagne qui dérobe aux Pisans la vue de l’État de Lucques. Il chassait devant lui les Gualandi, les Sismondi et les Lanfranchi précédés eux-mêmes de chiennes maigres, affamées, et dressées par des mains habiles. En peu de temps le loup et ses petits me parurent fatigués, et les chiennes semblaient, de leur dent aiguë, leur fendre le flanc.

« Quand je fus éveillé, avant l’aurore, j’entendis mes fils, qu’on avait emprisonnés avec moi, pleurer, en dormant encore, et demander du pain. Tu es bien cruel, toi, si tu ne gémis du triste sort qui m’était annoncé ; et si tu ne verses pas de larmes, de quoi peux-tu donc pleurer ?

« Déjà nous étions debout : déjà approchait l’heure où l’on avait coutume d’apporter notre nourriture ; chacun de nous était tourmenté de noirs pressentiments, funeste effet de notre songe. J’entendis clouer les portes de l’horrible tour : je regardai mes enfants sans parler : je ne pleurais pas, tant je me sentis en dedans devenir de pierre. Mes fils pleuraient ; mon jeune Anselme me dit : « Pourquoi nous regardes-tu ainsi, mon père ? qu’as-tu donc ? » Je ne pleurai pas encore, et je ne répondis pas tout ce jour et la nuit qui le suivit, jusqu’au lendemain, lorsqu’un autre soleil vint éclairer le monde. À peine un faible rayon eut-il pénétré dans la prison de douleurs, que je vis sur la figure de mes quatre enfants les mêmes symptômes d’épuisement qui devaient altérer mon visage. De rage, je me mordis les deux mains. Mes fils, pensant que je faisais ainsi pour manger, se levèrent et me dirent : « Ô mon père ! notre douleur sera moins affreuse, si tu manges de nous : tu nous as donné ces chairs misérables, et bien, tu les reprends !… »

« Je m’apaisai alors pour ne pas redoubler leur désespoir. Ce jour et le suivant, nous restâmes tous dans un morne silence. Ah ! terre insensible,