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CHANT TRENTIÈME

falsifié la monnaie frappée au coin de Baptiste ; et, là-haut, ce crime me fit condamner aux flammes. Au moins, que n’aperçois-je ici les ombres barbares de Guido, d’Alexandre et de leur frère ! je donnerais, pour les voir sur ce sol brûlant, l’eau limpide de Fonte-Branda. S’il faut en croire les âmes pleines de rage, qui ont le privilège de parcourir ce cercle empesté, un d’eux est déjà parmi nous. Mais que me fait son supplice, à moi qui ai les membres appesantis ? S’il m’était accordé d’avancer d’un doigt en cent années, je me serais déjà mis en chemin pour chercher ce monstre dans cette vallée qui compte onze milles de long, et n’a pas moins d’un demi-mille de large. C’est à cause d’eux que je suis associé à cette odieuse famille ; ce sont eux qui m’ont ordonné de frapper des florins à trois carats d’alliage. »

Je l’interrompis en lui disant : « Qui sont ces deux abjects couché à ta droite, et qui fument comme des mains mouillées pendant l’hiver ? » Il répondit : « J’ai trouvé ces ombres ici, quand je suis tombé dans cet abîme ; depuis ce temps elles sont restées immobiles, et je ne crois pas qu’elles puissent mouvoir jamais. L’une est la perfide qui accusa Joseph ; l’autre, le fourbe Sinon, ce Grec de Troie. Une fièvre aiguë leur fait exhaler cette vapeur putréfiée. » Le dernier, indigne de s’entendre appeler d’un nom si infâme, frappa de son poing le ventre durci de l’hydropique, et le fit résonner comme un tambour. Maître Adam répondant par un coup sur la figure de Sinon, et qui ne parut pas moins violent, lui adressa ces mots : « Quoiqu’il me soit pénible de remuer mes membres engourdis, j’ai encore le bras prompt à frapper. — Pourquoi, dit le fils de Sisyphe, quand tu marchais aux flammes, ne l’avais-tu pas si dispos ? Tu l’avais plus libre quand tu battais tes florins. — Tu dis ici la vérité, reprit l’hydropique ; mais tu ne la dis pas de même aux Troyens lorsqu’on te somma de la dévoiler. — Moi, reprit Sinon, j’ai dit une fausseté, oui, mais toi tu as falsifié la monnaie. Je suis ici pour un seul crime, et toi pour plus de forfaits qu’aucun autre démon. — Parjure, souviens-toi du cheval, répliqua le coupable au ventre tendu ; que ton supplice soit de savoir que tout le monde connaît ta perfidie. — Et toi, dit le Grec, languis avec cette soif qui brûle ta langue, et cet amas d’eau qui, comme une muraille, te dérobe la vue du reste de ton corps. — Ta bouche, repartit le monnayeur, ne s’ouvre que pour proférer des paroles criminelles : si j’ai soif, si mon ventre est ainsi gonflé, tu es dévoré de cette fièvre qui te consume, et qui te fait exhaler une vapeur putride : il ne faudrait pas t’inviter longtemps à lécher le miroir de Narcisse. »