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CHANT VINGT-NEUVIÈME

reux qui ne pouvaient se dresser sur leurs pieds. Je vis deux coupables qui se prêtaient un appui mutuel, comme ces vases qu’on place l’un sur l’autre pour réchauffer les aliments.

Ces ombres étaient couvertes de croûtes lépreuses, de la tête aux pieds. Tous ces esprits, plus agiles que le valet qui, pressé par son maître, ou provoqué par le sommeil, promène avec rapidité l’étrille sur les flancs du coursier, enfonçaient leurs ongles aigus dans cette lèpre que d’insupportables démangeaisons leur faisaient gratter avec rage. Mais, ô vain secours ! leur peau encroûtée tombait par lambeaux sous leurs doigts, comme on voit tomber, sous le couteau de celui qui l’apprête, les longues égailles d’un scare ou d’un autre poisson.

Mon guide adressa ces mots à une de ces ombres : « Ô toi qui t’écorches si cruellement de tes propres mains, dont tu sembles faire des tenailles, dis-moi, compte-t-on quelques Italiens parmi ceux d’entre vous qui sont condamnés à ce supplice ? Réponds, et puissent tes ongles supporter ce travail éternel ! » Un esprit répondit en pleurant : « Nous deux que tu vois si difformes, nous sommes Italiens ; mais toi, qui es-tu, toi qui nous as adressé une demande ? — Je suis chargé, dit mon guide, de conduire cet être encore vivant, de degré en degré, et de lui faire parcourir tout l’empire infernal. » Les deux esprits cessèrent de s’appuyer l’un sur l’autre, et, dans un état de tremblement convulsif, se tournèrent vers moi, ainsi que plusieurs qui avaient pu entendre les paroles du Sage. Mon maître s’approcha, et me dit ces mots. « Maintenant, entretiens ces esprits en liberté. » Alors, sur son commandement, je m’exprimai en ces termes : « Que votre nom ne s’efface pas dans le monde mortel, mais qu’il voie mille révolutions de l’astre du jour ! Qui êtes-vous ? quel pays vous a vu naître ? Que votre supplice insupportable ne vous détourne pas de me parler avec confiance ! » Un d’eux répondit : « Je naquis à Arezzo, et Albert de Sienne me fit condamner aux flammes : cependant ce n’est pas l’arrêt des hommes qui m’a conduit ici. Il est vrai que je dis à Albert, mais en riant : « Je saurais prendre mon vol dans les airs. » Ce dernier, qui avait du zèle et peu de lumières, me pria de l’initier dans cette science, et ce fut seulement parce que je n’avais pas formé un nouveau Dédale, qu’il me fit brûler par celui qui le reconnaissait pour son fils : c’est pour m’être livré à l’alchimie, que l’infaillible Minos m’a condamné à rouler dans la dixième vallée. »

Je dis alors au poète : « Fut-il jamais une nation plus vaine que la nation