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L’ENFER

long : tu dois voir bien d’autres tourments que tu ne vois pas encore. » Je répondis : « Si tu avais observé la cause de mon attention, tu m’aurais peut-être permis de rester quelques moments de plus. » Je parlais ainsi en suivant les pas de mon guide qui continuait d’avancer.

J’ajoutai : « Je crois que, dans cette enceinte de terreur où je fixais mes yeux, une ombre de ma famille pleure la faute qui là-haut est si cruellement expiée. — Que ta pensée, me dit mon maître, ne se porte pas plus longtemps sur cet esprit ; ne songe qu’à me suivre, et qu’il reste où il a mérité d’être puni. Je l’ai vu au pied du pont te montrer au doigt, et te menacer fortement : j’ai entendu qu’on le nommait Géri del Bello. Tu étais alors si occupé de celui qui défendit Hautefort, que tu n’as pas regardé de ce côté ; ensuite Géri a disparu. — Ô mon guide ! dis-je, la mort violente qu’il a reçue, et qui n’a pas été vengée par un seul des siens dont l’honneur ait élevé l’âme, l’aura rendu dédaigneux pour moi ; il se sera éloigné sans me parler, mais ce noble dédain redouble ma tendresse pour lui. »

Nous parlions ainsi en descendant au pont d’où l’on verrait l’autre vallée tout entière, si un plus grand jour l’éclairait. Arrivés à ce dernier cloître de Malébolge, nous pûmes déjà distinguer les reclus qui l’habitaient. Des gémissements si poignants vinrent me frapper, que je fus obligé de couvrir mes oreilles avec mes mains. Là régnaient des contagions comparables à celles que présenteraient, dans le mois consacré à Auguste, les hospices réunis de Valdichiana, les Maremmes empestées et les plaines méphitiques de la Sardaigne : il sortait de cet abîme une odeur empoisonnée, semblable à celle qui s’exhale dans les plaies gangrénées. Nous descendîmes, en marchant à gauche, dans le fond de cette vallée, où la justice infaillible du souverain Maître, accomplissant son terrible ministère, punit les faussaires qu’elle a enregistrés, là même, sur son livre ineffaçable. Je ne crois pas qu’on ait pu éprouver une plus vive douleur à l’aspect du tableau hideux de la maladie qui attaqua le peuple d’Égine, quand l’air infecté de miasmes pestilentiels fit périr les animaux jusqu’au dernier insecte, et réduisit ces nations antiques, suivant le témoignage des poètes, à retrouver dans une fourmilière les moyens de se reproduire.

Je voyais ces esprits languir en tas divers, étendus dans cette vallée obscure ; l’un était couché sur le ventre, celui-là gisait sur les flancs de son compagnon ; un autre rampait péniblement dans la contrée ténébreuse. Nous marchions à pas lents, sans parler, écoutant et regardant ces malheu-