Page:Dante - La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor).djvu/131

Cette page a été validée par deux contributeurs.
95
CHANT VINGT-CINQUIÈME

reçoit une couleur rembrunie, qui n’est pas encore le noir, mais qui n’est plus la blancheur naturelle.

Les deux autres esprits regardaient, et chacun d’eux criait : « Ô Angelo, quel changement nous te voyons subir ! Tu n’es ni une seule substance ni deux substances distinctes. » Déjà les deux têtes n’en formaient plus qu’une ; deux faces s’y confondaient dans une seule où l’on entrevoyait les traces des deux figures ; les bras participaient encore des deux natures : les cuisses, les jambes, le ventre et le torse devinrent des membres hideux, que le regard des hommes n’a jamais observés. Alors toute forme primitive fut anéantie ; enfin cette image intervertie, qui ne composait aucun être, et qui en figurait deux, marchait devant nous d’un pas lent.

Comme le lézard, se glissant de buissons en buissons, dans les ardeurs de la canicule, traverse un chemin avec la rapidité de l’éclair, tel paraissait un petit serpent enflammé, livide et noir comme la semence du poivre, qui s’avançait vers les deux autres esprits. Le serpent piqua l’un d’eux à cette partie du corps qui nous transmet nos premiers aliments, ensuite tomba et resta étendu devant le coupable. L’ombre blessée ne se plaignit pas, et regarda le serpent sans rompre le silence : immobile, elle éprouvait des bâillements douloureux comme celui que la fièvre ou le sommeil accable. Le serpent et l’ombre continuèrent de se contempler réciproquement : la plaie de l’une et la bouche de l’autre exhalaient chacune une forte fumée, qui se rencontrait et se réunissait dans l’air.

Que Lucain taise le récit des souffrances de Sabellus et de Nasidius, et qu’il écoute ce que je vais décrire ! Qu’Ovide ne nous entretienne pas de Cadmus et d’Aréthuse ! je ne lui porte aucune envie, si, dans ses vers, ce poète change l’un en serpent et l’autre en fontaine. Jamais il ne fit voir deux natures métamorphosées en présence l’une de l’autre, tellement que leurs formes fussent prêtes incontinent à échanger mutuellement leur matière.

Par une funeste intelligence, l’homme et le serpent se répondirent ainsi : le serpent ouvrit sa queue en deux parties acérées ; le coupable blessé resserra ses pieds déjà fortement rapprochés l’un de l’autre. Les cuisses et les jambes de celui-ci se réunirent au point qu’elles ne formaient plus qu’une seule masse où l’on n’apercevait aucune jointure. Chez celui-là, la queue prenait la forme des pieds que l’homme voyait disparaître dans sa nature. La peau du premier s’amollissait, celle du second se couvrait d’écailles. Je vis les deux bras de l’homme rentrer dans les aisselles, et