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CHANT VINGT-DEUXIÈME

moi. Puissé-je être encore enfoncé à ses côtés ! je ne redouterais ni ces griffes ni ces fourches. — Nous avons trop longtemps attendu, cria Libicocco. En même temps il frappa le bras du réprouvé avec son croc, et lui en emporta des lambeaux : Draghinazzo voulut lui saisir la jambe, mais le décurion lança sur eux un regard effroyable. Quand les démons se furent apaisés, mon guide dit au coupable, qui regardait tristement ses blessures : « Quel était celui qui t’accompagnait, quand tu t’es exposé témérairement à tomber entre leurs mains ? » Il répondit : « C’est frère Gomita, ce pervers de Gallura, ce vase de fraude : il eut sous sa puissance les ennemis de son maître, et il trahit indignement sa cause pour les servir ; il en reçut de l’or et les laissa libres, comme il le dit lui-même ; enfin, dans ses autres emplois, il fut coupable de baraterie, non en détail, mais en grand. Cette ombre converse souvent avec don Michel Sanche de Logodoro : leurs langues ne se lassent jamais de parler ensemble de la Sardaigne. Mais regardez ce démon qui grince des dents ; je parlerais encore, si je ne le voyais s’apprêter à me déchirer. »

Le grand prévôt dit à Farfarello, qui paraissait se disposer à frapper sa victime : « Retire-toi, vil oiseau de malice. » Le coupable reprit ainsi : « Si vous voulez voir et entendre des Lombards, des Toscans, j’en ferai venir ; mais que les Malebranche se retirent à l’écart ; que mes compagnons n’aient pas à craindre leur fureur. Si vous le permettez, je m’assiérai dans ce lieu même, et, tout seul que je suis, j’en ferai venir un grand nombre, quand je sifflerai, comme il est d’usage parmi nous, lorsqu’un des condamnés peut se montrer impunément en dehors du fleuve. »

À ces mots Cagnazzo secoua la tête, et dit : « Voyez l’artifice que celui-ci invente pour se rejeter au fond. » L’ombre, qui avait un génie fécond en ruses, répondit : « Je suis en effet bien malicieux, moi qui expose mes compagnons à de plus grands tourments ! » Alichino se laissa gagner ; et, quoique en opposition avec les autres démons, il dit au Navarrois : « Écoute : si tu échappes, je ne te suivrai pas seulement au galop, mais je volerai rapidement sur la surface du lac : allons, laissons-le en liberté ; retirons-nous à quelques pas, et voyons s’il a lui seul plus de pouvoir que nous. »

Lecteur, apprête-toi à voir un nouveau jeu. Chacun des démons se retourna pour se cacher, Cagnazzo le premier, quoiqu’il eût été d’abord le moins crédule. Le Navarrois alors choisit bien son temps, prit son élan, se jeta dans le lac, et put échapper ainsi à leur puissance. La troupe des