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qui se présente alors sous la forme d’un style visiblement organique, l’architecture en effet étant, par excellence, le symbole ou l’expression sensible de l’état spécial, étant une dans son style et absorbant en elle les autres formes de l’art plastique, lorsque la société est une dans sa foi, dans sa science et sa philosophie.

Mais la société contemporaine, loin d’offrir le tableau d’un accord général sur les principes fondamentaux de la croyance, etc., présente, au contraire, l’aspect de la contradiction, du tumulte et de la lutte. La discorde y semble régner et gouverner. Aucune croyance religieuse, aucun système philosophique, aucun régime politique ou économique n’a la puissance de conquérir l’adhésion générale ; aussi n’y a-t-il aucun sentiment esthétique commun à tout le monde, et ne peut-il y avoir, par conséquent, un style moderne d’architecture.

De là les troubles de l’architecture contemporaine et le cercle vicieux où se débattent les architectes, auxquels une critique mal éclairée reproche pourtant de n’avoir pas su créer un style d’architecture donnant satisfaction à tout le monde. Ce qu’il est possible de faire, en présence des idées et des sentiments contradictoires qui se heurtent au sein de la vie moderne, les architectes le font, et nombre d’entre eux consacrent à l’accomplissement de cette tâche ingrate, des efforts d’intelligence et de dévouement que la critique devrait pour le moins reconnaître et encourager. À la diversité des goûts du public, à ses fantaisies multiples, éphémères et contradictoires, les architectes répondent en évoquant, avec une science dont la critique apprécie mal l’étendue, tour à tour tous les styles à peu près qui ont jamais existé dans le monde, tantôt les présentant dans leur pureté historique, tantôt les soumettant à une sorte de fusion éclectique, et souvent y introduisant toute la part d’invention personnelle compatible avec les goûts discordants des contemporains.

IV.

Les périodes sociales caractérisées par un accord général dans les matières de religion et de philosophie, et qui ont su, par suite, se créer un style propre d’architecture, constituent essentiellement les périodes évolutives de l’histoire, c’est-à-dire les périodes où le développement de la vie sociale n’a été que le déroulement naturel et graduel des conséquences logiques de l’ensemble des principes alors universellement acceptés[1]

La période sociale que nous traversons en ce moment est, au contraire, une période de transition entre deux évolutions successives : elle rattache l’évolution future dont nous touchons le seuil, à l’évolution du moyen âge dont les ruines couvrent le sol immédiatement derrière nous et à nos côtés. Aussi, depuis la Renaissance ou la Réforme, assistons-nous à un combat perpétuel à propos de tout ce qui tient de près ou de loin à la religion, à la politique, à la philosophie et à l’art, à l’architecture surtout.

Pendant l’Évolution, la toute-puissance est aux principes. Pendant la Transition, c’est l’habileté qui gouverne : on vit de transactions.

V.

C’est au sein de ces luttes que l’architecte moderne exerce sa profession. C’est en présence d’une condition sociale si confuse et si complexé que l’architecte compose ses projets d’édifices, s’efforçant de donner à chacune de ses créations le caractère individuel de sa fonction, et d’y réaliser un idéal de beauté qu’il sait d’avance ne pouvoir répondre aux goûts divers de tous ses contemporains. La situation est certainement des plus ingrates : aussi bon nombre d’architectes, fatigués des tiraillements dont ils sont les victimes, et désespérant de donner jamais satisfaction à des goûts si opposés, se décident à prendre leur sentiment personnel pour unique loi de l’art. D’autres, plus modestes, en tous cas plus éclairés ou mieux inspirés, tout en ne voulant aucunement renoncer à ce sentiment d’individualité intime sans lequel l’artiste n’existerait pas, comprennent cependant que l’artiste est réellement d’autant plus grand, et que son œuvre sera d’autant plus franchement acclamée, que cette expression spontanée de ses propres sentiments sera aussi celle d’un groupe plus nombreux de ses contemporains, et que, au lieu d’être la parole d’un seul homme, son œuvre sera devenue comme la parole d’une nation. Ceux-là éprouvent le besoin de sortir de l’isolement de la personnalité ; ils cherchent attentivement les liens par lesquels ils peuvent rattacher leurs propres sentiments aux sentiments des autres ; ils-écoutent même la critique, le plus souvent si imparfaitement éclairée, avec le vague espoir d’apprendre par quelle voie il est possible d’arriver au cœur

  1. Voir dans la Revue générale de l’architecture et des travaux publics, vol. XXVII, col. 10, au Mémoire où le directeur de ce recueil, sous ce titre : Architecture de l’avenir, a exposé, avec de grands développements, les rapports qui ont constamment existé entre les transformations de la société et celles de l’architecture celle-ci ayant été, historiquement, le symbole constant de celle-là, s’élevant et s’abaissant avec elle, et se montrant, comme elle, une et harmonieuse dans les périodes sociales religieuses et évolutives multiple et contradictoire pendant les périodes sociales transitives.