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bre d’une stèle grecque, marquée ou non de la croix chrétienne, ou comme le grand peintre Delacroix, on décide, après mûre réflexion, qu’on se couchera dans le tombeau classique de Scipion[1].

Il est possible d’expliquer ces défaillances : elles appartiennent à la phase de civilisation que nous traversons en ce moment, et l’on ne saurait en rendre les architectes responsables sans déraison et injustice. Il y a là un phénomène social, et non pas un accident individuel ou corporatif.

III.

Dans la vie de l’humanité, il existe en effet des phases pendant lesquelles l’architecture a un sens aisément appréciable pour tous, et d’autres pendant lesquelles les formes qui constituent comme l’alphabet de notre art, semblent avoir perdu leur sens précis, ou du moins n’avoir plus la même signification pour tout le monde.

Aujourd’hui, il faut bien le reconnaître, nous n’avons pas un style d’architecture qui soit exclusivement nôtre, qui soit né au milieu de nous, sortant de nous, de notre intelligence et de notre cœur, comme la fleur sort de la tige qui la porte. Nous n’avons pas un style d’architecture fondé sur l’emploi dominant d’une forme géométrique particulière — ligne droite, arc de cercle, ogive, etc., — devenue, en vertu d’une sympathie générale spontanée et d’une conviction raisonnée, le principe constructif et esthétique universellement adopté par les architectes et aimé des populations. Pourquoi ? Nous allons le dire.

Lorsqu’il existe au sein d’une civilisation un goût esthétique social ou général, c’est-à-dire lorsqu’un même sentiment d’art est partagé par tous les peuples d’une même civilisation, cette uniformité de goût ou de sentiment se traduit en architecture, l’histoire le démontre, par l’adoption d’un même style. Chacun des styles historiques de l’architecture est né au sein d’une civilisation spéciale, et s’est développé sous l’influence active de cette phase ou période particulière de son évolution, que caractérise une constante et puissante tendance à l’accord entre les principes et les sentiments, en matière de religion, de philosophie, de politique, de droit, de science et d’art.

Chaque fois que dans un coin du monde s’est réalisé, plus ou moins complètement, un accord entre la raison et le sentiment des hommes, toujours il en est résulté :

Socialement, une forme spéciale de civilisation, fondée sur une synthèse religieuse particulière.

Et, esthétiquement, la naissance et l’adoption universelle, au sein de cette civilisation, d’un nouveau style d’architecture, caractérisé par une ligne géométrique définie.

Chaque civilisation a eu son style propre d’architecture.

De notre temps, il n’existe pas un goût esthétique commun à la grande majorité de la population ; jamais, au contraire, le public n’a présenté le spectacle d’un désaccord plus complet dans les matières du goût. Et c’est un fait qui atteint l’artiste, l’architecte surtout, dans son génie, qui le frappe d’une sorte d’impuissance et contre lequel il ne peut absolument rien. Aussi notre architecture emprunte-t-elle beaucoup au passé, et comme le Dieu du jugement solennel et dernier, qu’on représente réveillant les morts de leur sommeil séculaire et les retirant de leurs tombeaux, afin qu’ils entendent le redoutable arrêt qui leur donnera la vie ou la mort éternelle, voit-on l’architecte contemporain, lui aussi, arracher du tombeau les formes et les styles d’architecture des civilisations disparues, pour rechercher s’ils retiennent encore quelque chose de cette mystérieuse puissance de poésie par laquelle ils remuaient autrefois le cœur des hommes, pour rechercher enfin si leurs mérites les rendent dignes de sortir de l’oubli et de retrouver un moment de nouvelle jeunesse, ou si les sources de la vie sont taries en eux à ce point qu’ils doivent disparaître à jamais.

Ces résurrections, ces renaissances, loin d’être pour l’architecture moderne les preuves d’un grand pouvoir, ne sont, au contraire, que des aveux de stérilité et d’impuissance. L’artiste véritable, complet, n’existe qu’à cette condition : que ses œuvres seront comme le libre rayonnement des émotions de son âme, et non pas seulement les manifestations laborieuses d’une érudition plus ou moins péniblement acquise. La sensibilité humaine, voilà la mère féconde et unique de l’art. La science et l’érudition, si utiles, si nécessaires même à l’élaboration du germe créé, sont absolument impuissantes à remplacer la moindre des inspirations qui naissent de l’émotion. Mais un style d’architecture envisagé au point de vue de l’art, étant l’expression de la sensibilité collective d’une civilisation, une société ne peut avoir un style propre d’architecture qu’à la condition que ses membres accordent spontanément et sous la seule impulsion d’un sentiment commun, une même signification aux mêmes formes architecturales. Les exemples qui justifient cette proposition abondent, ils remplissent l’histoire.

Chez un peuple où règne une tendance à l’accord sur tous les principes fondamentaux de la vie collective, cette harmonie profonde des âmes exerce une invincible influence sur l’architecture,

  1. Le grand peintre a exprimé formellement ce désir dans son testament.