Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, V.djvu/219

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je suis navré et découragé. Je finirai, et je crois bientôt, par ne plus prendre aucun intérêt à toutes les sottises qui se disent, et à toutes les atrocités qui s’exercent de Pétersbourg à Lisbonne, et par trouver que tout ira bien quand j’aurai bien digéré et bien dormi. Je vous en souhaite autant, mon cher ami. Je fais du genre humain deux parts, l’opprimante et l’opprimée ; je hais l’une et je méprise l’autre. Que ne suis-je au coin de votre feu, pour épancher mon cœur dans le vôtre ! je suis bien sûr que nous serions d’accord sur tous les points.

Il y a ici un abbé du Vernet, bon diable, zélé pour la bonne cause, et votre admirateur enthousiaste depuis longtemps, qui se propose d’élever à votre gloire, non pas une statue comme Pigal, mais un monument littéraire, et qui vous a écrit pour cet objet. Il dit que vous l’invitez d’aller à Ferney. Je vous demande vos bontés pour lui, et j’espère que vous l’en trouverez digne.

C’est samedi prochain 28, que nous donnerons un successeur à ce prince dont le nom a si stérilement chargé notre liste. Je ne vous réponds pas que nous ayons un bon poète ; nous en aurions un et même deux si j’en étais cru, mais je tâcherai du moins que nous ayons un homme de lettres honnête, et qui prenne intérêt à la cause commune. C’est à peu près tout ce que nous pouvons faire dans les circonstances présentes, et vous penseriez de même si vous voyiez de près l’état des choses. Adieu, mon cher et illustre maître, je vous embrasse tendrement.


Paris, 6 mars 1772.


Il y a un siècle, mon cher maître, que je ne vous ai rien dit. Je vous sais fort occupé, et je respecte votre temps, à condition que vous vous souviendrez toujours que vous avez en moi l’admirateur le plus constant et l’ami le plus dévoué.

Vous ignorez peut-être qu’un polisson, nommé Clément, va de porte en porte lisant une mauvaise satire contre vous. Je ne l’ai point lue, quoiqu’on assure qu’elle est imprimée. On dit, et je le crois de reste, qu’elle ne vaut la peine ni d’être imprimée ni d’être lue. On ajoute que la plupart de vos amis y sont maltraités ; mais on ajoute encore, et on assure même que le grand preneur de la pièce, le grand protecteur de l’auteur, est M. l’abbé de Mably qui mène M. Clément sur le poing de porte en porte, et qui le présente à toutes ses connaissances. Ce M. l’abbé de Mably est frère de l’abbé de Condillac, dont il n’a sûrement pas pris les conseils en cette occasion. La haine que ce protecteur de Clément affiche contre les philosophes est d’autant plus étrange, qu’as-