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Parlons un peu à présent de nos affaires. J’ai lu, par une grâce spéciale de la Providence, ce dictionnaire de Satan dont vous me parlez. Si j’avais des connaissances à l’imprimerie de Belzébuth, je le prierais de m’en procurer un exemplaire, car cette lecture m’a fait un plaisir de tous les diables. Vous, mon cher philosophe, qui êtes assez bien dans ce pays-là, à ce que m’a dit frère Berthier, ne pourriez-vous pas me rendre ce petit service ? Je vous avoue que je serais bien charmé de pouvoir digérer un peu à mon aise ce que j’ai été obligé d’avaler gloutonnement, en mettant, comme ou dit, les morceaux en double. Assurément, si l’auteur va jamais dans les États de celui qui a fait imprimer cet ouvrage infernal, il sera au moins son premier ministre ; personne ne lui a rendu des services plus importants ; et il est vrai qu’il ne faut pas dire à celui-là, ni tu dors, Brutus, ni tu dors, Brute.

À propos de Brute, savez-vous que Simon Le Franc est à Paris ? Il est vrai que c’est bien incognito, et qu’il n’y tient pas de table de vingt-six couverts. Je l’aperçus l’autre jour à l’enterrement du pauvre M. d’Argenson, où il était comme parent, et moi comme homme de lettres. Il ne fit pas semblant de me voir, ni moi lui. Quelqu’un qui l’avait vu arriver, me dit qu’il était entré avec un air d’embarras que tout son fanatisme orgueilleux et impudent ne pouvait cacher :

Honteux comme un renard qu’une poule aurait pris,
Serrant la queue, et portant bas l’oreille.

Il aurait peut-être eu le plaisir d’aller aussi à mon enterrement, si mon estomac avait continué à se dispenser de la digestion. Des amis, qui ne croient pas à la médecine plus que vous et moi, m’avaient conseillé et forcé, malgré ma répugnance, de voir un médecin, à peu près comme ils m’auraient conseillé de voir un confesseur. Les remèdes que j’ai faits n’ont servi qu’à empirer mon état ; et je ne me trouve mieux que depuis que j’ai envoyé paître les remèdes et la médecine qui est bien la plus ridicule chose, à mon avis, que les hommes aient inventée ; à moins que vous ne vouliez mettre devant la théologie, qui en effet est bien digne de la première place dans le catalogue des impertinences humaines. Pour tout remède à mon estomac, je me suis prescrit un régime dont je me trouve très bien et que je suivrai très fidèlement ; et je compte qu’avant un mois mes entrailles rentreront dans l’ordre accoutumé.

Je doute fort qu’il en soit de même pour les jésuites, quoique plusieurs parlements aient jugé à propos de les conserver sous le masque et d’enfermer ainsi le loup dans la bergerie.