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mières. Étant encore enfant (l’humanité pardonnera ce détail), si elle voyait de sa fenêtre quelques malheureux demander l’aumône, elle leur jetait tout ce qui se trouvait sous sa main, son pain, son linge, et jusqu’à ses habits. On la grondait de cette intempérance de charité, si je puis parler de la sorte ; on l’en punissait quelquefois : et elle recommençait toujours.

Comme elle ne respirait que pour faire le bien, elle aurait voulu que tout le monde lui ressemblât ; mais sa bienfaisance se gardait bien d’importuner celle des autres. Quand je raconte, disait-elle, la situation de quelque infortuné à qui je voudrais procurer des secours, je n’enfonce point la porte ; je me place seulement tout auprès, et j’attends qu’on veuille bien m’ouvrir. Son illustre ami Fontenelle était le seul avec qui elle en usât autrement. Ce philosophe, si célèbre par son esprit, et si recherché pour ses agréments, sans vices et presque sans défauts, parce qu’il était sans chaleur et sans passion, n’avait aussi que les vertus d’une âme froide, des vertus molles et peu actives, qui pour s’exercer avaient besoin d’être averties, mais qui n’avaient besoin que de l’être. Madame Geoffrin allait chez son ami, et lui peignait avec intérêt et sentiment l’état des malheureux qu’elle voulait soulager. Ils sont bien à plaindre, disait le philosophe ; et il ajoutait quelques mots sur le malheur de la condition humaine ; et puis il parlait d’autre chose. Madame Geoffrin le laissait aller ; et quand elle le quittait : donnez-moi, lui disait-elle, cinquante louis pour ces pauvres gens. Vous avez raison, disait Fontenelle ; et il allait chercher les cinquante louis, les lui donnait et ne lui en reparlait jamais, tout prêt à recommencer le lendemain, pourvu qu’on l’en avertît encore. On trouvera peut-être un peu sèche la bienfaisance du philosophe ; mais du moins on ne lui reprochera pas l’ostentation. Que le ciel donne à tous les hommes la bienfaisance, même avec autant de sécheresse, mais surtout avec autant de simplicité ; et que le genre humain bénisse la vertu active, qui sait, comme la digne amie de Fontenelle, mettre ce sentiment en action dans les cœurs où il repose et attend qu’on le réveille.

Madame Geoffrin avait tous les goûts d’une âme sensible et douce : elle aimait les enfans avec passion ; elle n’en voyait pas un seul sans attendrissement ; elle s’intéressait à l’innocence et à la faiblesse de cet âge ; elle aimait à observer en eux la nature, qui, grâce à nos mœurs, ne se laisse plus voir que dans l’enfance ; elle se plaisait à causer avec eux, à leur faire des questions, et ne souffrait pas que les gouvernantes leur suggérassent la réponse. J’aime bien mieux, leur disait-elle, les sot-