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mêmes efforts et à la même fermeté. Tout ce que les lois peuvent accorder à Germanicus, c’est qu’on porte l’affaire plutôt ici qu’au barreau, au sénat qu’aux juges ordinaires. Mais qu’elle soit jugée avec le même sang-froid (58), sans égard aux larmes de Drusus, à ma douleur, aux calomnies même qu’on peut débiter contre nous. »

Pison se justifia assez bien du poison ; mais différens motifs lui aliénaient ses juges ; l’empereur, irrité de la guerre allumée en Syrie ; le sénat, prévenu que la mort de Germanicus était violente. D’ailleurs le peuple criait à la porte, que Pison ne lui échapperait pas, si le sénat l’épargnait. On traînait ses statues aux Gémonies[1], et on les aurait mises en pièces, si l’empereur ne les eût fait replacer. Il fut ramené chez lui en litière par un tribun des prétoriens, chargé selon les uns de le conduire à la mort, selon les autres de le défendre.

Plancine, aussi odieuse, avait plus de crédit, ce qui rendait douteuse la conduite de l’empereur à son égard (59). Elle déclara, tant que Pison eut quelque espoir, qu’elle suivrait son sort, et mourrait avec lui s’il le fallait ; mais les prières secrètes de Livie ayant obtenu sa grâce, elle sépara peu à peu sa cause de celle de son mari. Pison, averti par là de son malheur, douta s’il se défendrait encore. Ranimé par ses enfans, il reparaît devant ses juges ; là, ayant essuyé de nouveau l’accusation et les discours du sénat irrité, il vit qu’il était perdu. Mais ce qui l’effraya le plus, ce fut la contenance de l’empereur, sans pitié, sans colère, fermé opiniâtrement à tout ce qui aurait pu l’ébranler (60). Il retourne donc chez lui, comme pour se préparer à une nouvelle défense, écrit un billet, le cachète, et le donne à un affranchi ; ensuite il fait son repas (61) ordinaire ; sa femme l’ayant quitté bien avant dans la nuit, il s’enferme dans sa chambre. Le matin on le trouva égorgé, et une épée à terre auprès de lui.

Je me souviens d’avoir ouï dire à des vieillards qu’on avait vu souvent entre les mains de Pison des papiers qu’il ne montra qu’à ses amis, et qui, à les en croire, contenaient des lettres de l’empereur et des ordres contre Germanicus ; que Pison avait dessein de les produire au sénat, et d’accuser Tibère ; mais que Séjan l’en détourna par de vaines promesses. On ajoutait que sa mort n’était point son ouvrage, mais celui d’un assassin. Sans assurer ces deux faits, j’ai du les rapporter ; ceux de qui je les tiens ayant vécu jusqu’aux premières années de ma jeunesse.

L’empereur, d’un air affligé, dit que Pison avait cherché par sa mort à le rendre odieux, et fit beaucoup de questions à l’af-

  1. Lieux où l’on jetait les corps des malfaiteurs.