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aussi disparu, et que, si Racine eût voulu écrire ce morceau en prose, il l’aurait écrit autrement, et choisi des mots dont l’arrangement aurait formé une harmonie plus agréable à l’oreille.

L’harmonie souffre quelquefois de la justesse et de l’arrangement logique des mots, et réciproquement : c’est alors à l’orateur à concilier, s’il est possible, l’un avec l’autre, ou à décider lui-même jusqu’à quel point il peut sacrifier l’harmonie à la justesse. La seule règle générale qu’on puisse donner sur ce sujet, c’est qu’on ne doit ni trop souvent sacrifier l’une à l’autre, ni jamais violer l’une ou l’autre d’une manière trop choquante. Le mépris de la justesse offensera la raison et le mépris de l’harmonie blessera l’organe ; l’une est un juge sévère qui pardonne difficilement, et l’autre un juge orgueilleux qu’il faut ménager. La réunion de la justesse et de l’harmonie, portées l’une et l’autre au suprême degré, était peut-être le talent supérieur de Démosthène : ce sont vraisemblablement ces deux qualités qui, dans les ouvrages de ce grand orateur, ont produit tant d’effet sur les Grecs, et même sur les Romains, tant que le grec a été une langue vivante et cultivée ; mais aujourd’hui, quelque satisfaction que ses harangues nous procurent encore par le fond des choses, il faut avouer, si on est de bonne foi, que la réputation de Démosthène est encore au-dessus du plaisir que nous fait sa lecture. L’intérêt vif que les Athéniens prenaient à l’objet de ces harangues, la déclamation sublime de Démosthène sur laquelle il nous est resté le témoignage d’Eschine même son ennemi, enfin l’usage sans doute inimitable qu’il faisait de sa langue pour la propriété des termes et pour le nombre oratoire, tout ce mérite est ou entièrement ou presque entièrement perdu pour nous. Les Athéniens, nation délicate et sensible, avaient raison d’écouter Démosthène comme un prodige ; notre admiration, si elle était égale à la leur, ne serait qu’un enthousiasme déplacé. L’estime raisonnée d’un philosophe honore plus les grands écrivains, que toute la prévention des pédans.

Ce que nous appelons ici harmonie dans le discours, devrait s’appeler plus proprement mélodie : car mélodie en notre langue est une suite de sons qui se succèdent agréablement ; et harmonie est le plaisir qui résulte du mélange de plusieurs sous qu’on entend à la fois. Les anciens qui, selon les apparences, ne connaissaient point la musique à plusieurs parties, du moins au même degré que nous, appelaient harmonia ce que nous appelons mélodie. En transportant ce mot au style, nous avons conservé l’idée qu’ils y attachaient ; et en le transportant à la musique, nous lui en avons donné une autre. C’est ici une ob-