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front. Un Philosophe, apparemment mécontent de ses contemporains, disait l’autre jour ici : que s’il revenait sur la terre, et qu’il eût la main pleine de vérité, il ne l’ouvrirait pas pour les en laisser sortir. — Mon confrère, lui dis-je, vous avez tort et raison ; il ne faut ni tenir la main fermée, ni l’ouvrir tout à la fois ; il faut ouvrir les doigts l’un après l’autre ; la vérité s’en échappe peu à peu, sans faire courir aucun risque à ceux qui la tiennent, et qui la laissent échapper.

Le Joueur dans sa prison,
Essai de Monologue Dramatique.

(On sait que dans le drame très-intéressant et très-moral de Béverley, ce joueur malheureux, après voir tout perdu, après avoir réduit à la mendicité sa femme et ses enfans, est renfermé par ses créanciers dans une prison, où il s’empoisonne pour se délivrer de la vie. Le monologue qui dans la pièce anglaise annonce cette catastrophe, est plein des expressions les plus vives de l’horreur et du désespoir. L’effet qu’il produit au théâtre, et qui a paru trop violent à un grand nombre de spectateurs, leur a fait demander s’il ne serait pas possible d’y substituer une scène moins terrible et plus touchant : c’est ce qu’on a essayé dans le monologue suivant. On ne se flatte pas d’avoir réussi, mais on espère que cette faible tentative, pourra engager nos meilleurs auteurs dramatiques à faire en ce genre des efforts plus heureux, et on applaudira avec plaisir à leurs succès.)

Me voilà donc renfermé pour jamais dans le lieu d’horreur et d’ignominie où mes crimes devaient enfin me conduire, dans l’exécrable séjour destiné aux plus odieux, aux plus méprisables des hommes. Hélas ! combient de malheureux qui ont langui dans ces cachots, et qui n’en sont sortis que pour expirer les tourmens et dans l’opprobre, méritaient moins que moi leur horrible sort ! ils n’étaient coupables qu’envers la société, je le suis envers la nature et l’amour ! A quoi penses-tu, Justice humaine ? tu punis les criminels, et tu laisses respirer les monstres ! Mais, que dis-je ? pourquoi me ferais-tu goûter la funeste consolation de perdre cette vie qui m’est odieuse, ce qui me punit et qui m’accable ? tu n’en accomplis que mieux les décrets de la justice éternelle qui me destinait à un châtiment plus affreux. C’est mon cœur qui a commis l’attentat, c’est dans mon cœur que le souverain juge a placé mon supplice. O mort ! que tu serais douce en comparaison des remords dont je suis dévoré ! tout me déchire et rien ne me console ; la nécessité et