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aura dans son style un double caractère, la concision et la vivacité ; car il ne faut pas croire que ces deux qualités soient nécessairement unies, la brièveté peut se trouver avec le froid et la sécheresse. Cependant un traducteur, pour ressembler à l’auteur dont nous parlons, se contentera d’être concis ; mais il sera concis sans être vif, et dès lors la partie la plus précieuse de la ressemblance est manquée.

Mais comment se revêtir d’un caractère étranger, si l’on n’y est pas disposé par la nature ? Les hommes de génie ne devraient donc être traduits que par ceux qui leur ressemblent, et qui se rendent leurs imitateurs, pouvant être leurs rivaux. On dira qu’un peintre, médiocre dans ses tableaux, peut exceller dans les copies ; mais il n’a besoin pour cela que d’une imitation servile ; le traducteur copie avec des couleurs qui lui sont propres.

Le caractère des écrivains est ou dans la pensée, ou dans le style, ou dans l’un et dans l’autre. Les écrivains dont le caractère est dans la pensée, sont ceux qui perdent le moins en passant dans une langue étrangère. Corneille doit donc être plus facile à traduire que Racine, et, ce qui peut-être semblera paradoxe, Tacite doit l’être plus que Salluste : Salluste dit tout, mais en peu de mots, mérite qu’une traduction a peine à conserver ; Tacite sous-entend beaucoup et fait penser son lecteur, mérite qu’une traduction ne peut faire perdre.

Les écrivains qui joignent la finesse des idées à celle du style, offrent plus de ressources au traducteur que ceux dont l’agrément est dans le style seul. Dans le premier cas, il peut se flatter de faire passer dans la copie le caractère de la pensée, et par conséquent au moins la moitié de l’esprit de l’auteur ; dans le second cas, s’il ne rend pas la diction, il ne rend rien.

Dans cette dernière classe d’auteurs, plus ingrats pour la traduction que toutes les autres, les moins rebelles sont ceux dont la principale qualité est de manier élégamment leur langue ; les plus intraitables, ceux dont la manière d’écrire est à eux. Les Anglais ont assez bien traduit quelques tragédies de Racine ; je doute qu’ils traduisissent avec le même succès les fables de La Fontaine, l’ouvrage peut-être le plus original que la langue française ait produit ; l’Aminte, pastorale pleine de ces détails de galanterie, et de ces riens agréables que la langue italienne est si propre à rendre, et qu’il faut lui laisser ; enfin les Lettres de madame de Sévigné, si frivoles pour le fond, et si séduisantes par la négligence même du style. Quelques étrangers les ont méprisées, n’ayant pu les traduire : en effet, rien n’abrège tant les difficultés que le mépris.

On a demandé si les poëtes pouvaient être traduits en vers,