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pourrait céder aux grâces de la diction sans trop s’affaiblir. Une des grandes difficultés de l’art d’écrire, et principalement des traductions, est de savoir jusqu’à quel point on peut sacrifier l’énergie à la noblesse, la correction à la facilité, la justesse rigoureuse à la mécanique du style, La raison est un juge sévère qu’il faut craindre, l’oreille un juge orgueilleux qu’il faut ménager. On ne doit donc pas se faire une règle de traduire littéralement, dans les endroits même où le génie des langues ne paraît pas s’y opposer, quand la traduction sera d’ailleurs sèche, dure et sans harmonie.

Quoi qu’il en soit, la différence de caractère des langues ne permet presque jamais les traductions littérales, délivre le traducteur de l’espèce d’écueil dont nous venons de parler, de la nécessité où il se trouverait quelquefois de sacrifier l’agrément à la précision, ou la précision à l’agrément. Mais l’impossibilité où il se trouve de rendre son original trait pour trait, lui laisse une liberté dangereuse. Ne pouvant donner à la copie une parfaite ressemblance, il doit craindre de ne lui pas donner tout ce qu’elle peut avoir. D’ailleurs, si les finesses de notre propre langue exigent de nous tant d’étude pour être bien connues, combien n’en faut-il pas pour démêler encore les finesses d’une langue étrangère ? et qu’est-ce qu’un traducteur sans cette double connaissance ?

Il en est quelques uns qu’on croirait devoir être moins gênés sur cet article ; ce sont les traducteurs des anciens. Si les finesses de la diction leur échappent dans l’original, elles n’échappent pas moins à leurs juges. Cependant, par une destinée bizarre, ces traducteurs sont traités plus sévèrement que les autres. La superstition en faveur de l’antiquité nous fait supposer que les anciens se sont toujours exprimés de la manière la plus heureuse ; notre ignorance tourne au profit du modèle et au détriment de la copie : le traducteur nous paraît toujours, non au-dessous de l’idée que l’original nous donne de lui-même, mais au-dessous de celle que nous en avons : et pour rendre la contradiction entière, nous admirons en même temps cette foule de latinistes modernes, dont la plupart, insipides dans leur propre langue, nous en imposent dans une langue qui n’est plus ; tant il est vrai qu’en fait de langues, comme en fait d’auteurs, tout ce qui est mort a grand droit à nos hommages.

Mais est-il bien vrai, dira-t-on, que les langues aient un caractère différent ? Nous n’ignorons pas que des littérateurs modernes qui se piquaient d’esprit philosophique, et qui en ont montré quelquefois, ont soutenu l’opinion contraire ; absurdité qu’on a, suivant l’usage, très-injustement reprochée à l’esprit