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vain, encore moins celui de deux ou trois écrivains différens ; pourquoi voudrait-on que cela fut plus facile en latin ? Serait-ce parce que nous savons parfaitement notre langue, et très-imparfaitement la langue latine ?

Je ne sais si les anciens Romains écrivaient beaucoup en grec ; ils avaient au moins cet avantage, qu’ils pouvaient se flatter de parvenir à bien écrire dans cette langue, qui de leur temps était vivante et fort répandue ; cependant je vois que les plus illustres d’entre eux se sont appliqués principalement à bien écrire dans leur propre langue ; imitons-les sur ce point. C’est déjà un assez grand inconvénient pour nous , que d’être obligés d’apprendre, bien ou mal, tant de langues différentes ; bornons notre ambition à bien posséder la nôtre, et à savoir la bien manier dans nos ouvrages. Pour peu que nous en fassions notre étude, nous y trouverons assez de difficultés pour nous occuper entièrement. Les Grecs avaient l’avantage de n’étudier que leur propre langue, aussi nous voyons à quel point de perfection ils l’avaient portée ; combien elle était riche, flexible et abondante ; en un mot combien elle avait d’avantages sur toutes les langues anciennes, et sur toutes les nôtres.

Néanmoins cette supériorité n’est pas une raison qui doive nous engager à cultiver cette langue de préférence à la française. J’ai entendu quelquefois regretter les thèses de philosophie qu’on a autrefois soutenues en grec dans quelques collèges de l’Université ; j’ai bien plus de regret qu’on ne les soutienne pas en français. D’abord on y apprendrait à parler sa propre langue, qu’on sait pour l’ordinaire très-mal au sortir du collège ; ensuite on serait obligé dans ces thèses de parler raison ou de se taire. Les spectateurs trouveraient trop ridicules en français les sottises qu’on y débite gravement en latin, et auxquelles même on a fait l’honneur de les débiter quelquefois en grec.

Mais autant il serait à souhaiter qu’on n’écrivît jamais des ouvrages de goût que dans sa propre langue, autant il serait utile que les ouvrages de science, comme de géométrie, de physique, de médecine, d’érudition même, ne fussent écrits qu’en langue latine, c’est-à-dire dans une langue qu’il n’est pas nécessaire en ces cas-là de parler élégamment, mais qui est familière à presque tous ceux qui s’appliquent à ces sciences, en quelque pays qu’ils soient placés. C’est un vœu que nous avons fait il y a long-temps, mais que nous n’espérons pas de voir réaliser. La plupart des géomètres, des physiciens, des médecins, la plupart enfin des Académies de l’Europe, écrivent aujourd’hui en langue vulgaire. Ceux même qui voudraient lutter contre le torrent sont obligés d’y céder. Nous nous contenterons donc d’exhorter les