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l’imagination, du goût, de l’oreille ; pourquoi des Français, qui prétendent avoir eu le bonheur de posséder ces qualités en parlant une langue morte et étrangère, ne les ont-ils plus retrouvées quand ils ont hasardé de faire des vers dans la leur ? Croit-on que si Virgile, Horace, Ovide eussent été nos compatriotes, ils n’eussent pas été d’excellens poëtes français ? Et croit-on que s’ils revenaient au monde, ils ne se moquassent pas des vers latins de leurs imitateurs, comme nous nous moquons des vers français que ces imitateurs ont quelquefois eu la sottise de laisser échapper ?

Il en est de la latinité moderne, comme de la versification française entre les mains d’un poëte médiocre. Cette latinité ne sert souvent, si je puis m’exprimer ainsi, qu’à couvrir la nudité d’un ouvrage vide de choses, sans idées, sans âme et sans vie. Il faut avouer qu’à cet égard elle est bien commode pour un auteur qui ne sait ni penser ni sentir ; et lui, et ceux qui le lisent, sont beaucoup plus occupés des mots que des choses ; et il est bien doux en composant de n’avoir rien à produire, et de savoir que ses juges n’y seront pas difficiles. Aussi telle harangue qu’on ne pourrait pas lire, si elle était traduite en français, parce qu’elle ne contient que des idées triviales, est admirée d’un petit cercle de pédans, parce que le style leur en paraît cicéronien.

Depuis qu’on a mis en français l’Éloge de la Folie par Erasme, je ne connais personne qui ne trouve cet ouvrage fort insipide ; dans la nouveauté cependant il eut un grand succès, par la beauté prétendue de la latinité, dont tout le monde croyait être juge, quoique personne ne le put être.

Parmi les latinistes modernes, il en est un assez peu connu, je ne sais pourquoi, qui me paraît avoir approché plus qu’aucun autre de la latinité et de la manière de Cicéron ; je dis approché, autant qu’il est possible que nous en jugions, c’est-à-dire très-imparfaitement. Cet écrivain est un professeur de seconde au collège du Plessis, nommé Marin, mort il y a environ quarante ans[1]. (2) Ce même professeur a fait quelques épîtres dans le goût de celles d’Horace, où il paraît aussi, toujours autant qu’il nous est possible d’en juger, avoir assez bien pris le goût et la manière de ce poëte. Or je voudrais que ce Protée, si habile à imiter tous les styles en latin, se fût avisé d’écrire en français, et d’imiter la manière de Racine, de Despréaux , de La Fontaine, de Corneille, de M. de Voltaire, en un mot de quelqu’un de nos bons auteurs. Je doute fort qu’il nous parût en avoir approché si heureusement. Ce qui est certain, c’est que rien n’est si rare parmi nous que de bien imiter le style d’un autre écri-

  1. Au commencement du dix-huitième siècle.