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accuse à tort et à travers ce siècle philosophe, ainsi nommé en éloge par les uns, et en dénigrement par les autres. Il semble cependant qu’on n’a jamais rendu plus de justice à ces grands hommes du dernier siècle, de qui notre poésie a reçu presque en même temps la naissance et la perfection. Accusera-t-on le public d’être injuste envers ceux des poëtes vivans qui marchent sur les traces de ces grands maîtres ? Cependant, parmi ceux qui m’écoutent, il en est plusieurs qui ont été honorés, messieurs, de vos suffrages les plus distingués, et que ces suffrages, toujours faits pour dicter le nôtre, nous ont donnés pour confrères, ou nous désignent pour le devenir. Il en est même qui, aux avantages du rang et de la naissance, ont su joindre ce talent aimable, et qui en ont souvent fait jouir cette assemblée. Mais n’aurais-je pas, messieurs, à essuyer vos reproches, si je gardais le silence sur celui que tous nos poëtes, et ceux même qui ne le sont pas, nommeront avec moi par acclamation ; qui a su réunir en lui seul le Tasse et l’Arioste, Virgile et Catulle ; que nous allons tous les jours admirer au théâtre ; qui fait parler avec une égale vérité, le sentiment, l’imagination, la gaieté, et partout la philosophie ; dont les vers toujours faciles, quelque caractère qu’ils prennent, semblent, si je puis m’exprimer de la sorte, plutôt des vers nés que des vers faits, et, ce qui est le plus grand éloge d’un poëte, sont à tout moment dans notre bouche ; cet homme enfin, dont il ne nous manque ici que la présence, pour vous voir, messieurs, payer de vos applaudissemens redoublés le plaisir qu’il vous a donné tant de fois, et confondre ceux qui vous accusent de ne pas rendre aux poëtes vraiment dignes de ce nom, tout l’hommage qu’ils méritent ? Je dirai plus, messieurs ; notre siècle, tout philosophe qu’il est, ou plutôt parce qu’il est philosophe, rend peut-être aux grands poètes qui nous ont précédés, un hommage encore plus éclairé que n’a fait leur siècle même ; il semble surtout que le mérite de Racine, de ce modèle de la versification française, n’a jamais été ni si vivement senti, ni si finement apprécié. Le progrès des lumières, et par conséquent du goût, fait que l’art en tout genre est mieux connu ; et plus l’art sera connu, plus les talens distingués y gagneront d’estime ; mais aussi plus on traitera avec sévérité les poëtes médiocres. Laissons-les s’en consoler en criant qu’on en veut à la poésie, lorsqu’on la plaint au contraire d’être dégradée et livrée aux profanes. Il serait très-injuste de donner ce nom à ceux des concurrens dont les efforts, moins heureux dans cette circonstance, annoncent des talens pour qui la gloire n’est que différée ; ils reliront leurs ouvrages dans le silence de l’amour-propre ; ils reconnaîtront que l’Académie a