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morte, pour laquelle on n’a pas la millième partie de ces secours ?

Cicéron, dans un endroit des Tusculanes[1], a pris la peine de marquer les différentes significations des mots destinés à exprimer la tristesse. AEgritudo, dit ce grand orateur, est opinio recens mali prœsentis, in quo demitti contrahique animo rectum esse videatiir. AEgritudini subjiciuntur, angor, mœror, dolor, luctus, œrumna, afflictatio. Angor est œgritudo premens ; mœror, ægritudo flebilis ; ærumna, œgritudo laboriosa ; dolor, œgritudo crucians ; afflictatio, œgritudo cum cogitatione ; luctus, œgritudo ex ejus qui carus fuerit interitu acerbo. Qu’on examine ce passage avec attention, et qu’on dise ensuite de bonne foi si on se serait douté de toutes ces nuances, et si on n’aurait pas été fort embarrassé ayant à marquer dans un dictionnaire les acceptions précises d’ægritudo, mœror, dolor, angor, luctus, œrumna, afflictatio. Si le grand orateur que nous venons de citer, avait fait un livre de synonymes latins, comme l’abbé Girard en a fait un de synonymes français, et que cet ouvrage vînt à tomber tout à coup au milieu d’un cercle de latinistes modernes, j’imagine qu’il les rendrait un peu confus sur ce qu’ils croyaient si bien savoir. On pourrait encore le prouver par d’autres exemples, tirés de Cicéron même ; mais celui que nous venons de citer nous paraît plus que suffisant.

Despréaux, quoique lié avec beaucoup de poètes latins de son temps, sentait bien le ridicule de vouloir écrire dans une langue morte. Il avait fait ou projeté sur ce sujet une espèce de dialogue, qu’il n’osa publier, de peur de désobliger deux ou trois régens qui avaient pris la peine de mettre en vers latins l’ode que ce poëte avait faite en mauvais vers français sur la prise de Namur ; mais depuis sa mort on a publié et imprimé dans ses œuvres une esquisse de ce dialogue. Il y introduit Horace, qui veut parler français, et, qui pis est, faire des vers en cette langue, et qui se fait siffler par le ridicule des expressions dont il se sert sans pouvoir le sentir. Je sais tout cela sur l’extrémité du doigt, pour dire sur le bout du doigt ; la cité de Paris, pour la ville de Paris ; le Pont nouveau, pour le Pont neuf ; un homme grand, pour un grand homme ; amasser de l’arène, pour ramasser du sable, et ainsi du reste. J’ignore quelle réponse opposeront à Despréaux ceux que nous combattons dans cet écrit ; car Despréaux est pour eux une grande autorité, ne fût-ce que parce qu’il est mort.

M. de Voltaire, dont l’autorité, quoiqu’il soit vivant, vaut pour le moins celle de Boileau eu matière de goût, pense abso-

  1. Liv. IV. chap 7 et 8.