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nuances d’harmonie dont je parle. Ce doute révoltera vraisemblablement la plupart de nos latinistes modernes ; j’en ai pourtant trouvé quelques uns d’assez sincères sur ce sujet.

Si nous voulions l’être par rapport à l’harmonie des langues mortes, nous ferions souvent le même aveu que se faisaient réciproquement un Français et un Italien, tous deux hommes de goût, d’esprit, et surtout de bonne foi, qui discouraient ensemble sur l’harmonie réciproque de leurs langues[1]. Le premier avouait au second, qu’il ne pouvait sentir l’harmonie de la poésie italienne, quoi qu’il en eût lu beaucoup, et qu’il crût savoir assez bien la langue. J’ai, répondit l’Italien, les mêmes plaintes à me faire à moi-même au sujet de la poésie française ; je crois savoir assez bien votre langue ; j’ai beaucoup lu vos poëtes ; cependant les vers de Chapelain, de Brébeuf, de Racine, de Rousseau, de Voltaire, tout cela est égal à mon oreille, elle n’y sent que de la prose rimée.

Ce discours m’en rappelle un autre à peu près semblable, que j’ai souvent entendu tenir à un étranger, homme d’esprit, établi en France depuis assez long-temps ; il m’a plusieurs fois avoué qu’il ne sentait pas le mérite de La Fontaine. Je n’ai pas eu de peine à le croire ; mais comment veut-on après cela que j’ajoute foi à l’enthousiasme d’un Français, qui s’extasie à la lecture d’Anacréon ? Qu’on ne m’accuse point pour cela de vouloir rabaisser le mérite de ce poëte. Je ne doute pas qu’Anacréon ne fût en effet pour les Grecs un auteur charmant : mais je ne doute pas non plus que presque tout son mérite ne soit perdu pour nous, parce que ce mérite consistait sûrement presque en entier dans l’usage heureux qu’il faisait de sa langue ; usage dont la finesse ne saurait être aperçue par des yeux modernes. La plupart des étrangers qui savent le français, sentent-ils le mérite de nos chansons ?

On pourrait, ce me semble, abréger de cette manière bien des disputes sur le mérite des anciens. Ils sont certainement nos modèles à beaucoup d’égards, ils ont des beautés que nous sentons parfaitement ; mais ils en ont beaucoup plus qui nous échappent, que leurs contemporains savaient apprécier, et sur lesquelles leurs admirateurs modernes se récrient sans aucune connaissance de cause. Un philosophe, homme de goût, rira donc souvent des admirateurs, sans respecter moins réellement l’objet de leur admiration, soit par les beautés qu’il y voit réellement, soit par celles qu’il y suppose d’après le témoignage unanime des contemporains.

Ce que nous venons de dire sur l’harmonie des langues mortes,

  1. Observations sur l’Italie et sur les Italiens, par M. Grosley , t. 3, p. 213.