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de même des hommes vains et ridicules, qui, lorsqu’une entreprise a réussi, soit par hasard, soit par l’industrie d’un autre, s’imaginent, pour peu qu’ils y aient eu la moindre part, que leurs soins ont fait aller toute la machine.

Les glorieux sont ordinairement grands parleurs et peu agissans ; c’est le proverbe français : Beaucoup de bruit, peu de besogne.

Ces sortes d’esprits sont néanmoins utiles dans certaines affaires. S’il faut mettre en action la renommée, ou répandre promptement quelque opinion, cette espèce d’hommes est une excellente trompette.

Tite-Live remarque à ce sujet, et à l’occasion du traité d’Antiochus et des Étoliens, que des mensonges réciproques de part et d’autre sont quelquefois d’un grand secours. Par exemple, si quelqu’un négocie avec deux princes pour les engager à déclarer la guerre à un troisième, il sera bon, pour y réussir, qu’il grossisse réciproquement à chacun de ces deux princes, le pouvoir et les forces de l’ennemi et de l’allié qu’il veut lui donner.

Il arrive même souvent qu’un homme qui traite avec des particuliers augmente la bonne opinion que chacun d’eux a de lui, en leur insinuant avec artifice, qu’il a plus de pouvoir et de crédit qu’il n’en a réellement.

Dans ces occasions, il n’est pas rare de voir naître de rien quelque chose, car le mensonge produit l’opinion, et l’opinion produit la réalité.

Il n’est pas inutile aux généraux d’être un peu glorieux ; car comme le fer aiguise le fer, de même la gloire aiguise les esprits pour la gloire même.

Dans les grandes et périlleuses actions, les hommes pleins de jactance mettent plus de vivacité et d’activité ; les esprits modérés et solides font plus d’usage du gouvernail que des voiles.

La renommée, en prônant les talens de quelqu’un, ne vole point de bouche en bouche sans avoir au moins quelques plumes d’ostentation. Ceux qui écrivent sur le mépris de la gloire, dit Cicéron, mettent leur nom à la tête de leurs ouvrages. Socrate, Aristote, Galien, quels noms étaient sujets à la vaine gloire ! Ce sentiment est utile pour étendre et perpétuer son nom. Quand la vertu est célébrée, elle est souvent moins redevable de cet avantage à l’opinion publique, qu’au soin qu’elle a de se montrer. La réputation de Cicéron, de Sénèque, de Pline le jeune, n’aurait pas subsisté jusqu’à ce jour, du moins avec tant de force, si elle n’avait été aidée par un peu de vanité et de jactance de leur part. En ce cas, la jactance est semblable au vernis qui rend le bois tout à la fois plus brillant et plus durable.