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perdrait courage ; dans le second elle ne serait guère plus avancée, malgré ses victoires.

Il faut, dans les commencemens d’un exercice si pénible, s’aider de quelques soutiens et de quelques secours, comme un nageur novice se sert de joncs ou de vessies. Quand on se sentira plus fort, on se fera des obstacles à soi-même, comme les sauteurs se font une chaussure plus pesante.

Si le naturel a beaucoup de force, et qu’il soit par conséquent fort difficile à dompter, il sera bon de procéder par degré à peu près en cette manière. Premièrement, on arrêtera pour quelque temps le naturel, à l’exemple de celui qui, lorsqu’il était en colère, répétait toutes les lettres de l’alphabet avant de rien faire. En second lieu, on modérera le naturel, et on fera de jour en jour sa part plus petite ; par exemple, si l’on veut s’abstenir de vin, on commencera par en diminuer peu à peu l’usage, enfin on domptera tout-à-fait le naturel, et on le passera sous le joug.

Cependant, si l’on avait assez de constance et de force pour le rompre et s’en délivrer tout d’un coup, ce serait sans doute le meilleur parti. Heureux, a dit un poëte, celui qui, maître de son âme, a brisé avec force les liens qui la blessaient, et n’a eu qu’un accès de douleur à soutenir.

N’oubliez pas non plus cette ancienne règle, de courber le naturel en sens contraire, comme un bâton qu’on veut redresser, en prenant garde pourtant que cette flexion ne dégénère enfin dans le vice opposé.

Il faut aussi introduire l’habitude, non par un effort continu, mais par un effort interrompu ; car l’interruption et le relâche augmentent et renouvellent l’effort ; et celui qui s’exerce trop continûment durant son apprentissage, s’exerce quelquefois aux erreurs.

Qu’on se garde bien surtout de se croire trop tôt vainqueur du naturel ; quelquefois il demeure long-temps enseveli pour revivre et reparaître à la première occasion : c’est la fable de la chatte métamorphosée en femme, qui parut fort raisonnable jusqu’au moment où elle aperçut une souris.

Le naturel se montre surtout infailliblement dans le commerce ordinaire et familier, car toute affectation en est bannie ; dans le trouble de l’âme, car cet état ignore les règles et les préceptes ; enfin dans quelque accident nouveau et imprévu, car alors l’habitude nous abandonne.

On peut appeler heureux ceux dont le caractère convient à leur genre de vie ; les autres doivent dire : Mon âme est en pays étranger.

Dans l’étude, fixez-vous un temps pour méditer et pour vous