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timides, c’est-à-dire, presque tous les hommes. Elle ébranle même quelquefois le sage, quand il ne se tient pas ferme et sur ses gardes ; c’est pour cela que l’audace a tant de pouvoir dans les démocraties, et qu’elle réussit moins dans l’aristocratie et la monarchie.

L’audacieux peut davantage, quand il entame les affaires, qu’il ne peut ensuite ; car l’audace, pour l’ordinaire, ne tient point parole.

Comme il y a des charlatans qui promettent de guérir, il y a aussi dans le corps politique des hommes qui répondent des guérisons les plus difficiles. Le hasard les fait réussir quelquefois ; mais ils se trompent encore plus souvent, parce qu’ils n’ont pas étudié la science qu’ils professent. Il n’est pas rare même de leur voir faire le miracle de Mahomet. Cet imposteur persuada au peuple qu’il ferait venir à lui une montagne, et que, placé sur son sommet, il y adresserait des prières au ciel pour les fidèles sectateurs de sa loi. Le peuple s’assemble en foule ; Mahomet appelle la montagne à plusieurs reprises, mais elle demeure immobile : Puisque la montagne ne vient point à Mahomet, dit-il sans se troubler, Mahomet ira donc à elle. De même les hommes dont je parle, quand ils ont honteusement échoué dans quelque grande entreprise, en plaisantent les premiers, retournent sur leurs pas, et en restent là.

L’audace est ridicule non-seulement aux yeux des hommes sensés, mais à ceux du vulgaire même, du moins jusqu’à un certain point ; car une grande audace a presque toujours l’absurdité pour compagne. Aussi, pour l’ordinaire, est-elle aveugle : elle n’aperçoit ni les dangers ni les obstacles ; c’est ce qui la rend nuisible dans les conseils et propre à l’exécution. Ainsi, pour employer les audacieux avec avantage et avec sûreté, il ne faut pas leur confier le pouvoir suprême, il faut les placer dans une classe inférieure, où ils soient guidés et commandés par d’autres ; car, quand on délibère, il faut voir le danger ; mais il faut fermer les yeux quand on agit, à moins que le péril ne soit très-grand.

CHAPITRE VIII.
De la Superstition.

Il vaut mieux ignorer Dieu, ou en douter, que d’en avoir une idée basse et indigne de lui. L’un n’est qu’une erreur, l’autre un outrage ; car la superstition déshonore l’Être suprême. J’aimerais mieux, dit Plutarque, qu’on soutînt qu’il n’y a jamais eu de Plutarque au monde, que de dire qu’il y a eu un Plu-