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où ce corps doit habiter, puisque la gloire de mon nom doit subsiter à jamais dans l’univers ? »

Tels sont, mon cher Milon, les discours que vous me tenez souvent en particulier ; voici ce que je vous réponds devant cette assemblée respectable. Je ne puis assez louer votre courage ; mais plus il me semble au-dessus de l’humanité, plus il m’est cruel d’être arraché à vous. Cependant, si j’ai le malheur de vous perdre, je n’aurai pas même la consolation de pouvoir haïr ceux qui m’auront fait tant de mal ; car ce ne seront point mes ennemis qui vous enlèveront à moi, ce seront mes amis les plus chers ; ce ne seront point des hommes dont j’ai eu quelquefois à me plaindre, mais des hommes dont j’ai toujours éprouvé la bienveillance. Non, messieurs, vous ne me causerez point une si amère douleur ; vous ne m’en donnerez pas une plus grande encore, s’il est possible, celle d’oublier tant de marques que j’ai reçues de votre estime ; mais si vous les oubliez vous-mêmes, ou si j’ai eu le malheur de vous déplaire, pourquoi en punir Milon plutôt que moi ? Que j’éprouve toute autre disgrâce à la place d’une infortune si cruelle, et je me croirai trop heureux.

Une seule pensée me console en ce moment, mon cher Milon, c’est de vous avoir donné toutes les preuves de sensibilité, d’attachement et de zèle qui dépendaient de moi. J’ai bravé pour vous la haine des hommes puissans ; j’ai souvent exposé ma vie aux armes de vos ennemis ; on m’a vu plus d’une fois pour vous dans la posture d’un suppliant ; j’ai sacrifié, pour vos intérêts, mon état, ma fortune et celle de mes enfans ; aujourd’hui même, si quelque malheur vous menace, si vos jours sont en péril, je demande à le partager. Que me reste-t-il à dire et à faire pour vous ? Puis-je autrement vous témoigner, ma reconnaissance qu’en désirant pour moi-même la situation que le sort vous destine ? Oui, je l’accepte, je m’y soumets, et je vous conjure, messieurs, ou de mettre le comble à vos bienfaits en me conservant mon ami, ou de souffrir qu’ils soient anéantis pour moi, si vous me le faites perdre.

Milon n’est point touché de tant de larmes ; son âme est comme environnée d’un rempart invincible : il croit qu’on n’est point en exil partout où la vertu peut respirer ; que la mort est la fin de nos maux, et non pas un mal. Qu’il conserve ce courage que lui a donné la nature : mais vous, messieurs, quels seront vos sentimens ? Bannirez-vous Milon en honorant sa mémoire ? Y a-t-il sur la terre un lieu plus digne d’être le séjour de tant de vertus, que le pays qui les a vues naître ? C’est vous que j’en atteste, généreux Romains, qui avez tant versé de sang pour la république ; c’est vous, braves centurions et braves sol-