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SUR L’HARMONIE
DES LANGUES,
ET EN PARTICULIER SUR CELLE QU’ON CROIT SENTIR DANS LES LANGUES MORTES ;
ET À CETTE OCCASION
SUR LA LATINITÉ DES MODERNES.




On entend tous les jours des gens de lettres se récrier sur l’harmonie de la langue grecque et de la langue latine, et sur la supériorité qu’elles ont à cet égard au-dessus des langues modernes, sans compter d’autres avantages encore plus grands, qui tiennent à la nature et au génie de ces langues. L’admiration pour l’harmonie des langues mortes et savantes, se remarque surtout dans ceux qui ayant mis beaucoup de temps à les étudier, se flattent de les bien savoir, et les savent en effet aussi bien qu’on peut savoir une langue morte, c’est-à-dire très-mal.

Cet enthousiasme qui n’est pas toujours d’aussi bonne foi qu’il le paraît, a sa source dans un amour-propre assez pardonnable. On s’est donné bien de la peine pour étudier une langue difficile, on ne veut pas avoir perdu son temps, on veut même paraître aux jeux des autres récompensé avec usure des peines qu’on a prises, et on leur dit avec un froid transport, ah ! si vous saviez le grec !

Ceux qui savent ou croient savoir l’hébreu, l’arabe, le syriaque, le cophte ou copte, le persan, le chinois, etc., pensent et parlent de même, et par les mêmes raisons. La langue qu’ils ont apprise est toujours la plus belle, la plus riche, la plus harmonieuse, à peu près comme les hommes en place sont toujours pour leur protégé des hommes supérieurs. Mais le degré de valeur d’un homme en place étant exposé au grand jour, les louanges qu’on lui donne, s’il en est indigne, sont honteusement démenties par le public ; au lieu que les langues qu’on appelle savantes étant presque absolument ignorées, leurs panégyristes ne craignent guère d’être contredits. Ils ne pourraient l’être que par des hommes qui ont le même intérêt qu’eux à prôner l’objet de leur étude et de leur culte.

Les latinistes et les grécistes modernes ne sont pas tout-à-fait