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cola qu’après sa mort ; le temps où il a vécu, temps cruel et funeste à tout homme de bien, servira d’excuse à cette faiblesse.

Nous lisons que l’éloge de Thrasea par Rusticus, et celui d’Helvidius par Sénécion, furent traités de crime ; on immola et les auteurs et leurs immortels ouvrages (173), que les triumvirs furent chargés de faire brûler dans les lieux même où s’assemblait la nation. Nos tyrans croyaient sans doute étouffer dans ces flammes la voix du peuple romain, la liberté du sénat et le ressentiment de l’univers. Les philosophes furent chassés, et toutes les sciences honnêtes bannies, afin qu’il ne restât aucune trace de vertu. Que nous avons montré de patience ! Les âges précédens ont vu la liberté à son comble, et nous la servitude. Toute société même était anéantie par l’espionnage ; et nous eussions perdu jusqu’au souvenir de nos maux, si l’on était maître d’oublier comme de se taire.

L’espoir nous revient enfin. Nerva, dès le commencement de cet heureux siècle, a su réunir ce qu’on croyait incompatible, la souveraineté et la liberté ; Trajan rend de jour en jour l’autorité plus douce : nous jouissons avec une sécurité entière de cette tranquillité publique, tant attendue et tant désirée. Mais, pour le malheur de l’humanité, les remèdes ont un effet plus lent que les maux ; et comme les corps sont long-temps à croître et se détruisent en un moment, il est aussi plus facile d’étouffer la lumière et le courage que de les rendre. La douceur de l’indolence séduit d’ailleurs insensiblement ; on commence par haïr cet état, on finit par l’aimer. De plus, durant l’espace de quinze ans, temps considérable dans la vie humaine, combien de citoyens ont disparu, plusieurs par des coups du hasard, les plus courageux par la cruauté du prince ! Réduits à un petit nombre, nous survivons, pour ainsi dire, non-seulement aux autres, mais à nous-mêmes, ayant perdu les plus belles années de notre vie, pour arriver en silence, les jeunes gens à la vieillesse, et les vieillards au bord du tombeau.

Discours de Galgacus[1] à ses soldats.

Quand j’envisage nos malheurs et les causes de la guerre, j’ai une ferme confiance que votre union fera renaître aujourd’hui la liberté dans toute la Bretagne. Échappés à l’esclavage, la terre finit ici pour nous, la mer même nous est fermée par la flotte des Romains. Ainsi le parti de combattre, honorable au courage, est ici l’asile de la lâcheté même.

  1. Général des Bretons, qui allait combattre Agricola.