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Discours de Pison aux soldats qui voulaient détrôner Galba.

Galba, ignorant son malheur, fatiguait par des sacrifices les dieux d’un Empire qui n’était plus le sien. Il apprend par le bruit public que les soldats ont mis un sénateur à leur tête, et bientôt on lui nomme Othon. Chacun accourt de toutes parts ; les uns exagèrent le péril, les autres le diminuent, songeant encore à flatter. Après avoir délibéré on prit le parti de sonder la cohorte qui gardait l’empereur et d’y employer un autre que Galba, dont on ménageait l’autorité pour dernière ressource. Pison ayant donc appelé les soldats devant les degrés du palais, leur parla ainsi : « Il y a six jours, chers compagnons, que j’ai été déclaré César, ignorant ce qui en arriverait, et si ce nom était à désirer ou à craindre. Ma destinée et celle de l’Etat sont entre vos mains. Ce n’est pas que je craigne pour moi les malheurs du sort, ayant déjà éprouvé l’adversité, et regardant l’élévation comme aussi dangereuse ; mais je plains mon père, le sénat et l’Empire, s’il faut, ou que nous recevions la mort, ou, ce qui n’afflige pas moins des cœurs vertueux, que nous la donnions. Nous étions consolés des derniers mouvemens, en les voyant terminés sans trouble, sans effusion de sang ; et Galba, par mon adoption, semblait avoir prévenu tout prétexte de guerre après sa mort.

Je ne vanterai ni ma noblesse ni ma conduite ; il n’est pas question de vertus quand on se compare à Othon. Les vices où il met sa gloire ont fait le malheur de l’Etat, lors même qu’il semblait ami du prince. Mériterait-il l’Empire par son maintien, par sa démarche, par sa parure efféminée ? Sous le masque de libéralité son luxe en impose. Il saura perdre et ne saura pas donner. Occupé de débauches, de festins et du commerce des femmes, il regarde comme le prix du commandement ce qui est plaisir pour lui seul, honte et infamie pour les autres. Jamais on n’exerce avec honneur un pouvoir acquis par le crime. Le consentement de l’univers a donné l’Empire à Galba ; Galba et vos suffrages me l’ont donné. Si la république, le sénat et le peuple ne sont plus que de vains noms, il vous importe au moins de ne pas laisser faire un empereur à des scélérats. On a quelquefois vu des légions révoltées contre leur chef ; jusqu’ici votre fidélité et votre nom ont été sans tache ; Néron même n’a pas été abandonné par vous, mais vous par lui. L’Empire sera-t-il donné par moins de trente déserteurs ou transfuges, qu’on ne laisserait pas choisir un centurion ou un tribun ? Recevrez -vous cet exemple, et partagerez-vous leur forfait en le souffrant ?