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cour de Néron, et devint l’arbitre de ses fêtes. Rien n’était galant, délicieux et magnifique sans l’approbation de Pétrone. Tigellinus, jaloux d’un rival qui le surpassait dans la science des voluptés, eut recours, pour le perdre, à la cruauté de l’empereur, sa plus violente passion : il accusa Pétrone de liaison avec Scevinus, corrompit un esclave pour le dénoncer, et fit emprisonner les autres pour lui ôter les moyens de se défendre.

Néron partit alors pour la Campanie, et Pétrone l’ayant suivi jusqu’à Cumes y fut arrêté. Aussitôt, sans prolonger l’espérance ou la crainte, il se fit ouvrir les veines ; mais pour ne pas quitter brusquement la vie, il les fit refermer et rouvrir à plusieurs reprises, entretenant ses amis de bagatelles et ne cherchant pas même à braver la mort. On lui parlait, non de l’immortalité de l’âme et des maximes des philosophes, mais de chansons et de petits vers. Il récompensa quelques esclaves, en fit châtier d’autres, se promena, se laissa même aller au sommeil, afin que sa mort, quoique forcée, eût l’air naturel. Il ne flatta pas, comme tant d’autres, dans son testament de mort, Néron, ou Tigellinus, ou quelqu’un des courtisans ; mais ayant écrit, sous des noms empruntés, l’histoire des débauches du prince les plus recherchées et les plus infâmes, il l’envoya cachetée à Néron, et brisa son cachet de crainte qu’il ne servît à perdre quelqu’un.

L’empereur, après le massacre de tant d’hommes illustres, souhaita enfin de faire périr la vertu même dans la personne de Pœtus Thrasea et de Barea Soranus. Depuis long-temps il les haïssait, et surtout Thrasea, parce qu’il était sorti du sénat dans l’affaire d’Agrippine, comme je l’ai rapporté, et qu’il ne s’était point prêté aux spectacles de la cour ; crime d’autant plus grand qu’il avait joué la tragédie dans les jeux du Ceste, établis à Padoue sa patrie, par le troyen Antenor : de plus, le jour que le préteur Antistius allait être condamné à mort pour des satires contre Néron, Thrasea avait ouvert et fait passer un avis plus doux ; et lorsqu’on décernait à Poppée les honneurs divins, il s’était absenté pour ne point paraître aux funérailles. Cossutianus insistait sur tous ces griefs ; scélérat de profession et de plus ennemi personnel de Thrasea, dont le crédit l’avait fait succomber dans une accusation de péculat intentée par les Ciliciens.

Il reprochait à Thrasea : « Qu’au commencement de l’année il évitait de prêter serment ; qu’il ne se trouvait jamais, quoique du collège des Quindécenivirs, aux prières pour l’empereur ; qu’il n’avait jamais fait de sacrifices pour la conservation du prince et de sa voix divine ; que cet homme, autrefois si infatigable et si assidu, qui prenait parti avec chaleur dans