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mon âge des moindres soins, et accablé de mes richesses, j’implore votre secours. Faites gouverner mon bien par vos intendans, et regardez-le comme à vous. Sans me réduire à l’indigence, j’abandonnerai ce superflu qui m’importune (129), et mon esprit profitera du temps que je donnais à des jardins et à des maisons. Vos talens et l’expérience d’un long règne vous suffisent ; souffrez que vos vieux amis se reposent. Ce sera pour vous une nouvelle gloire d’avoir élevé des hommes qui sauront soutenir la médiocrité. »

Néron fit à peu près cette réponse : « Si je réplique sur le champ à ce discours médité, c’est d’abord à vous que je le dois ; préparé ou non, j’ai appris de vous à parler facilement. Agrippa et Mécène, après de longs travaux, obtinrent d’Auguste leur retraite ; mais l’âge de ce prince justifiait tout ce qu’il pouvait faire à leur égard. Cependant il n’ôta ni à l’un ni à l’autre ce qu’il leur avait donné. Ils avaient couru avec Auguste les dangers de la guerre durant sa jeunesse ; votre bras m’aurait servi de même , si j’avais pris les armes ; mais vous avez éclairé mon enfance et ma jeunesse de vos avis et de vos lumières ; c’est tout ce que les circonstances demandaient de vous. Je jouirai toute ma vie de vos bienfaits ; ce que vous tenez de moi, vos jardins, vos biens, vos maisons, tout est sujet aux coups du sort ; et quelque riche que vous paraissiez, combien d’hommes l’ont été davantage dont le mérite n’approchait pas du vôtre ? J’ai honte que des affranchis vous surpasent en opulence, et que le premier des citoyens dans ma faveur ne le soit pas aussi par sa fortune.

« Mais vous êtes aussi dans la force de l’âge, capable de services, digne de récompenses, et je ne fais que commencer à régner. Me croiriez-vous inférieur à Claude (130), et vous à ce Vitellius qu’il a fait trois fois consul ? Ma libéralité même ne peut accumuler sur vous ce que Volusius a su amasser par une longue épargne. D’ailleurs, si la jeunesse m’égare, vous me remettrez dans la route, et fortifierez par vos conseils les lumières que je tiens de vous. On ne parlera ni de votre modération, si vous renoncez à vos biens, ni de votre retraite, si vous m’abandonnez ; on craindra et l’on décriera ma cruauté et mon avarice. Et quand on louerait votre philosophie, est-il digne d’un sage de chercher la gloire en avilissant son ami ? » À ces discours, Néron ajouta les embrassemens les plus tendres, cachant sa haine par caractère et par habitude, sous des caresses perfides. Sénèque le remercia ; c’est par là qu’on finit toujours avec un maître (131). Il renonça à toutes les marques de sa faveur, écarta sa cour, son cortège, et se