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vrent un crime aux esclaves. S’il y en a de fidèles, la crainte des autres est notre sauve-garde ; du moins, s’il faut périr, notre mort sera vengée ; nos ancêtres se sont défiés des esclaves, même lorsque naissant dans nos campagnes et nos maisons, ils recevaient avec la vie un sentiment d’affection pour leurs maîtres. Aujourd’hui, qu’ils sont de mille nations différentes, d’une religion étrangère, ou même sans religion, la crainte est l’unique frein pour cette lie de l’humanité. Mais nous ferons périr des innocens ? et quand on décime une armée défaite, le sort respecte-t-il la valeur ? C’est une sorte d’injustice nécessaire au bien général, que le sacrifice de quelques têtes pour un grand exemple. »

Personne n’osa contredire Cassius en face ; mais un murmure confus lui opposait le nombre, l’âge, le sexe et l’innocence de tant de malheureux ; cependant l’avis du supplice l’emporta. Le peuple attroupé, armé de torches et de pierres, arrêtait l’exécution. Néron le contint par un édit, et fit garnir de soldats le chemin par où les accusés devaient aller au supplice. Cingonius Varron avait proposé de bannir d’Italie les affranchis même qui s’étaient trouvés dans la maison. L’empereur ne voulut pas outrer la rigueur d’une loi que la pitié n’avait osé adoucir.

Mort de Burrhus ; entrevue de Sénèque et de Néron.

Les maux publics empiraient, et les remèdes diminuaient. Burrhus mourut alors, soit de maladie, soit de poison. Quelques uns le croyaient mort de maladie, parce qu’il avait été suffoqué d’une enflure à la gorge ; la plupart disaient que Néron, sous prétexte de le guérir, lui avait fait frotter le palais d’une drogue empoisonnée ; que Burrhus s’en aperçut, et que l’empereur l’étant venu voir, il détourna les yeux avec cette seule réponse, Je suis bien (122). Il fut très-regretté, tant pour sa vertu qu’à cause des deux successeurs que Néron lui donna dans le commandement des prétoriens ; Fenius Rufus, d’une probité sans vigueur, et Tigellinus souillé de crimes et d’adultères. Le premier, intendant des vivres, sans part dans les profits, avait pour lui la faveur publique ; le second, son impudicité et son infamie. Ils furent ce que leurs mœurs annonçaient (123). Tigellinus eut la confiance du tyran dont il servait les débauches, Rufus l’estime du peuple et des soldats, par où il déplut à Néron.

La mort de Burrhus fit perdre à Sénèque son crédit ; les gens de bien, réduits à un chef, n’eurent plus le même appui (124), et Néron leur préférait les scélérats (125). Ils chargeaient Sénèque d’accusations ; d’accumuler des richesses énormes pour un