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à sa table, on ne pouvait accuser le hasard, Britannicus ayant péri de la sorte ; comment s’adresser d’ailleurs aux domestiques d’une femme que l’habitude du crime avait rendue défiante, et qui s’était prémunie par des antidotes ? Si on l’égorgeait, nul moyen de le cacher ; et Néron craignait un refus de la part de ceux qu’il choisirait pour un tel attentat. L’affranchi Anicetus, commandant de la flotte de Misène, qui avait élevé Néron, qui haïssait Agrippine, et qu’elle détestait, fournit un expédient ; il propose de construire un navire, qui s’entr’ouvrant tout à coup en mer, la ferait périr brusquement ; « qu’une foule d’accidens arrivaient en mer : et qui serait assez méchant, si Agrippine perdait la vie dans un naufrage, pour appeler crime la faute des vents et des flots ? Que Néron lui donnerait, après sa mort, un temple, des autels, et d’autres marques d’honneur et de tendresse. »

Ce projet fut goûté ; les circonstances même le favorisèrent, Néron étant à Baïes pendant les fêtes de Minerve. Il y attire sa mère, disant qu’il fallait souffrir et apaiser (111) l’humeur de ses parens. Par là il comptait annoncer sa réconciliation, et la persuader à Agrippine, les femmes croyant aisément ce qui les flatte. Néron va donc au devant d’elle sur le rivage, comme elle venait d’Antium, lui présente la main, l’embrasse, et la mène à Baules, maison de campagne baignée de la mer entre le promontoire de Misène et le lac de Baies. Là, parmi plusieurs vaisseaux, il y en avait un très-orné, destiné pour Agrippine, qui avait coutume d’aller à Baïes dans une galère conduite par des rameurs de la flotte. Son fils l’avait invitée à souper, pour couvrir son crime de l’obscurité de la nuit. On assure que le secret fut trahi, et qu’Agrippine avertie, et ne sachant qu’en croire, se fit porter en chaise à Baies. Là Néron la rassure par ses caresses et par son accueil, la plaçant au-dessus de lui. Il traîne le festin en longueur par des discours tantôt gais et familiers, tantôt sérieux sans affectation ; enfin il reconduit Agrippine, baisant ses yeux et son sein ; soit pour combler sa perfidie, soit que les adieux d’une mère qui allait périr, émût un moment cette âme féroce.

Les dieux, comme pour la conviction du crime, donnèrent une belle nuit et une mer calme. Le navire avait fait peu de chemin ; Agrippine était accompagnée de deux personnes de sa cour, Crepereius Gallus qui se tenait près du gouvernail, et Aceronia, qui couchée aux pieds de la princesse, lui rappelait avec joie le repentir et les caresses de son fils. Tout à coup, à un signal donné, le haut du vaisseau, chargé de plomb, tombe et écrase Crepereius. Agrippine et Aceronia furent garanties