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MORCEAUX CHOISIS

à Caprée, épousa Claudia, fille de Silanus ; il couvrait sa férocité d’une feinte modération, ayant vu condamner sa mère et exiler son frère sans ouvrir la bouche, étudiant chaque jour l’air et les discours de Tibère pour s’y conformer. Aussi applaudit-on beaucoup à l’orateur Passienus, qui l’appelait le meilleur des esclaves, et le pire des maîtres.

Goût de Tibère pour l’astrologie, et réflexions sur cet objet.

Je ne dois point oublier la prédiction de Tibère à Galba, pour lors consul ; il le fit venir, et l’ayant sondé sur plusieurs objets, finit par lui dire en grec : Galba, vous jouirez aussi un instant de l’Empire, lui annonçant par l’astrologie son élévation tardive et passagère. Tibère avait étudié cet art à Rhodes sous Trasylle, dont il avait mis le talent à l’épreuve que voici.

Lorsqu’il consultait quelque astrologue, c’était toujours au haut de sa maison bâtie sur la cime d’un rocher. Un affranchi, ignorant et vigoureux, seul dans la confidence, conduisait par des sentiers escarpés celui dont Tibère voulait éprouver le savoir : si l’astrologue avait paru indiscret ou fourbe, il le précipitait dans la mer en le reconduisant, et ensevelissait le secret du prince. Trasylle, conduit par les mêmes rochers, et interrogé par Tibère, l’intéresse habilement, lui prédit l’empire et tout ce qui l’attendait. Tibère lui demande s’il saura faire aussi son propre horoscope, et dire ce qui lui reste de temps à vivre. Trasylle calcule l’aspect et la position des astres, hésite d’abord, tremble ensuite ; plus il examine, plus il marque d’étonnement et de frayeur : enfin il s’écrie qu’en cet instant même il est menacé d’une fin prochaine. Tibère l’embrasse, le félicite sur tant de sagacité, le rassure, le prend pour un oracle, et en fait son ami.

Ce fait, et d’autres semblables, me font douter si les choses humaines dépendent du hasard ou d’un destin nécessaire et inévitable. Les anciens philosophes et leurs sectateurs sont partagés là-dessus. Plusieurs pensent que les dieux ne s’intéressent ni à la naissance, ni à la vie, ni à la mort des hommes ; qu’il y a par cette raison tant d’honnêtes gens malheureux, et de scélérats fortunés. D’autres croient que la destinée règle les événemens, non par le cours des astres, mais par l’enchaînement des causes naturelles ; que cependant le choix de notre situation dépend de nous ; mais que, le choix fait, tout ce qui doit nous arriver est fixé ; que le vulgaire se trompe sur les biens et les maux ; qu’on peut être heureux dans l’infortune, si on la supporte avec fermeté, et malheureux dans l’opulence, si l’on en