Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, III.djvu/531

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sa vie. Aussi rendit-il ce journal intéressant par la variété qu’il sut y répandre, et qui doit faire son principal mérite. On lui reprocha néanmoins de n’avoir pas mis dans ses extraits, et surtout dans ceux qu’il donnait des pièces de théâtre, la critique éclairée qu’on devait attendre de son expérience et de ses lumières, et qui pouvait être de quelque utilité pour le progrès de l’art dramatique ; mais le journaliste, trop réformé peut-être, par les malheurs que lui avaient attirés ses premières satires, semblait s’être condamné aux éloges pour faire pénitence ; il aimait mieux vivre en bonne intelligence avec ses confrères les gens de lettres, que de satisfaire, aux dépens de son repos, la malignité du public. Peu lui importait que ses lecteurs fussent un peu moins amusés, pourvu que les auteurs fussent contens, ou honteux de ne pas l’être, et pourvu surtout qu’il achevât sa carrière en paix, sans ennemis et sans querelles.

Cette carrière fut terminée d’assez bonne heure par une maladie longue et douloureuse, qui fit périr notre académicien lorsqu’à peine il commençait à goûter les douceurs de la vie. Il se plaignait en mourant, que la sienne n’eût pas été ou plus courte ou plus longue, et que la destinée n’eût pas abrégé ses malheurs en le privant plus tôt du jour, ou ne lui eût pas permis de jouir de son bonheur plus long-temps. Il semblait prévoir le peu de momens que cette destinée lui accordait pour être heureux ; car, semblable à ces hommes affamés, qui surchargent un estomac long-temps privé de nourriture, il usait de sa fortune en homme qui l’aurait cru prête à lui échapper ; sa dépense allait jusqu’au luxe, et presque jusqu’au faste ; mais il avait si longtemps attendu l’opulence, elle lui avait coûté si cher, qu’on lui pardonnera sans doute de n’en avoir pas fait un usage plus modéré. Pourrait-on lui envier quelques instans de profusion et d’ivresse, achetés par soixante ans d’infortune et de larmes ?

Il a laissé un fils, qui s’est, comme lui, livré aux lettres, mais dans un genre bien différent, et même opposé. Le père n’avait aimé et cultivé que la poésie agréable et légère ; le fils s’est enfoncé dans les épines de l’érudition la plus effrayante et la plus aride. Il a donné des preuves de l’immensité de son savoir dans une Histoire de Simonide, qu’il a plus cherché à rendre recommandable par la profondeur des recherches que par les agrémens du style. On prétend que le père et le fils ne faisaient pas grand cas de leurs talens réciproques ; et il était difficile que l’indifférence mutuelle qu’ils avaient l’un pour l’autre comme auteurs, ne répandît pas un peu de froid dans l’intérieur domestique ; aussi les a-t-on entendus se plaindre quelquefois l’un de l’autre ; mais comme on en savait la raison