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Déjà il avait fait quelques progrès dans la carrière dramatique, et reçu, disait-il, de la main de Thalie plusieurs couronnes, lorsqu’il ambitionna d’en recevoir aussi quelqu’une de la main de Melpomène. Il donna une tragédie d’Alceste, qui ne fut pas heureuse, et qui, malgré l’honneur qu’elle eut d’être proscrite par le gouvernement, se vit encore peu recherchée. L’auteur sentit que sa muse, agréable et riante, n’avait pas la force et la chaleur nécessaires pour les grands tableaux et les grandes passions ; il quitta donc bien vite, comme il le disait encore, le poignard et le cothurne tragique, pour reprendre le masque et le brodequin comique, qu’il n’aurait pas du quitter ; et des succès réitérés le dédommagèrent avec usure de ce petit moment de disgrâce.

Ses comédies, quoiqu’en très-grand nombre, sont presque toutes en vers. Il avait, pour ce genre d’écrire, une facilité prodigieuse ; la poésie était comme sa langue maternelle : d’ailleurs, les détails dont ses pièces sont remplies, et qui en font le principal mérite, devenaient plus piquans et plus agréables par le coloris que la versification leur prêtait, et par une harmonie facile qui servait à les imprimer plus aisément dans la mémoire. Ajoutons, car pourquoi le dissimuler, que cette gaze brillante peut souvent donner de l’éclat à des idées qui, exprimées en langage ordinaire, paraîtraient usées et communes. On est obligé d’avoir plus d’esprit en prose ; et les spectateurs, sans en former expressément le projet, exigent tacitement que celui qui les rassemble au théâtre, pour ne leur parler que leur langue naturelle, les dédommage, à force de choses, du plaisir que la poésie leur faisait espérer. L’auteur du Philosophe marié et du Glorieux pensait ainsi. La versification, dit-il dans une lettre à un jeune auteur, donne souvent du relief à de pures fadaises. Nous ne changeons rien à ses expressions ; et son témoignage est d’autant moins suspect, que la plupart de ses comédies, et surtout les meilleures, sont écrites en vers (2). Celles de Boissy, qu’on nous permette cette comparaison, sont des espèces d’opéras, qui auraient perdu la moitié de leur mérite, sans cette sorte de musique vocale que la poésie leur prêtait ; musique nécessaire pour produire tout l’effet dont ces ouvrages étaient susceptibles : mais la gloire de l’auteur n’a rien perdu à se procurer cet avantage, puisqu’il a fait dans ses pièces, si l’on peut parler ainsi, la musique et les paroles. On a dit avec trop de sévérité, des vers estimables de Boissy, ce qu’on a dit avec trop d’indulgence des mauvais vers de plusieurs autres comédies, qu’ils ont l’effet de l’accent gascon, qui fait souvent tout le sel des mots gascons. Ce jugement serait injuste à l’égard de notre académi-