Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, III.djvu/525

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mieux choisie, qu’elle est en même temps et la qualification la plus propre, et la plus excellente critique de ce faible genre, assez semblable à ces lanternes magiques, dont les enfans s’amusent un instant pour ne les plus revoir. Ces sortes de pièces ont été, pendant quelque temps, plus à la mode ou plus tolérées qu’elles ne le seraient aujourd’hui : le public en paraît enfin rassasié ; et les raisons de son dégoût sont si bonnes, qu’on doit se flatter qu’il n’en reviendra pas. Privées de jeu, de marche et d’effet, et par conséquent froides et insipides par elles-mêmes, ces comédies, si toutefois elles méritent ce nom, ne peuvent couvrir leur nudité qu’à force d’esprit ; et l’esprit, qui, déjà si peu commun, vient rarement quand on l’appelle, vit à peine un moment sur la scène quand il s’y montre seul ; il a besoin d’action et d’intérêt pour obtenir au théâtre un succès durable ; sans ce principe de mouvement et de chaleur, il ressemble à ce cheval de l’Arioste, le plus bel animal du monde, à qui il ne manque que la vie.

Boissy aurait cependant pu trouver un moyen de prolonger l’existence des pièces à tiroirs qu’il a données, et les mettre en état de se remontrer au moins quelquefois. Pour peu qu’on porte dans la société, je ne dis pas un œil philosophe, mais seulement un œil attentif, tous les états, et presque tous les jours, offrent une foule de traits précieux et originaux, soit de ridicule, soit de caractère, soit de passion, soit de gaieté, bien faits pour réussir au théâtre, et par conséquent pour être saisis et employés par ceux qui courent cette brillante et dangereuse carrière. Quelques uns de ces traits peuvent fournir des scènes complètes ; la plupart peuvent au moins faire la fortune d’une scène où l’on saurait les placer à propos. Nos poètes comiques, qui se plaignent tant aujourd’hui de la disette des sujets, ne se plaindront pas au moins, s’ils savent voir et observer, de la disette des traits dont nous parlons ; et malheur à ceux qui n’enrichissent pas chaque jour leurs tablettes de l’abondante moisson qu’ils peuvent faire à cet égard ! Voilà les véritables matériaux des pièces à tiroirs, les seuls qui puissent vivifier et animer cette espèce chétive et informe. C’est par là que Molière a su donner quelque intérêt à sa comédie des Fâcheux, le modèle des pièces de ce genre, et presque la seule qui reparaisse encore de temps en temps sur la scène. Mais pour découvrir et rassembler ces précieux détails de la vie commune, il faut vivre beaucoup avec les hommes, et avec les hommes de toutes les conditions ; et Boissy vivait dans la retraite ou dans des sociétés obscures et peu nombreuses. Il n’est donc pas surprenant, mais en même temps il est fâcheux que cette mine si féconde lui ait presque entièrement échappé.