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l’Église sur le temporel des rois ; ce n’est pas seulement parce qu’on croit les Jésuites plus mauvais Français que les autres moines, qu’on les a détruits et dispersés ; c’est parce qu’on les a regardés avec raison comme plus redoutables par leurs intrigues et par leur crédit ; et ce motif, quoique non juridique, est assurément beaucoup meilleur qu’il ne fallait pour s’en défaire. La ligue de la nation contre les Jésuites ressemble à la ligue de Cambrai contre la république de Venise, qui avait pour principale cause les richesses et l’insolence de ces républicains. La société avait fourni les mêmes armes à la haine. On était justement indisposé de voir des religieux, voués par état à l’humilité, à la retraite et au silence, diriger la conscience des rois, élever la noblesse du royaume, cabaler à la cour, à la ville et dans les provinces. Rien n’irrite davantage les gens raisonnables, que des hommes qui ont renoncé au monde, et qui cherchent à le gouverner. Tel était aux yeux des sages le crime de la société le moins pardonnable ; ce crime, dont on ne parlait pas, valait seul tous ceux dont on les chargeait d’ailleurs, et qui, par leur nature, avaient paru plus propres à faire prononcer leur arrêt dans les tribunaux.

Ces pères ont même osé prétendre, et plusieurs évêques leurs partisans ont osé l’imprimer, que le gros recueil d’assertions extrait des auteurs jésuites par ordre du parlement, recueil qui a servi de motif principal pour leur destruction, n’aurait pas dû opérer cet effet ; qu’il avait été compilé à la hâte par des prêtres jansénistes, et mal vérifié par des magistrats peu propres à ce travail, qu’il était plein de citations fausses, de passages tronqués ou mal entendus, d’objections prises pour les réponses ; enfin de mille autres infidélités semblables. Les magistrats ont pris la peine de répondre à ces reproches, et le public, très-indifférent sur cette discussion, les en aurait dispensés ; on ne peut nier que parmi un très grand nombre de citations exactes, il ne fût échappé quelques méprises ; elles ont été avouées sans peine ; mais ces méprises, quand elles seraient beaucoup plus fréquentes, empêchent-elles que le reste ne soit vrai ? D’ailleurs, la plainte des Jésuites et de leurs défenseurs fût-elle aussi juste qu’elle le paraît peu, qui se donnera le soin de vérifier tant de passages ? En attendant que la vérité s’éclaircisse, si de pareilles vérités en valent la peine, ce recueil aura produit le bien que la nation désirait, l’anéantissement des Jésuites ; les reproches qu’on est en droit de leur faire seront plus ou moins nombreux ; mais la société ne sera plus ; c’était là le point important.

Ce volume d’assertions, extraites des livres des Jésuites et condamnées par les magistrats, avait été précédé, quelques années