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jours le maître d’interpréter à son gré. Le pape S. Grégoire, qu’on a appelé le Grand, et qui était à coup sûr un homme d’esprit, semble, si on en croit les Jésuites, leur avoir sur cela donné l’exemple. Le moine Augustin, que ce pape avait envoyé en Angleterre pour convertir des peuples encore barbares, le consultait sur quelques restes de cérémonies, moitié civiles, moitié payennes, auxquelles les nouveaux convertis ne voulaient pas renoncer ; il demandait à Grégoire s’il pouvait leur permettre ces cérémonies : on n’ôte point, répondit ce pape, à des esprits durs toutes leurs habitudes à la fois ; on n’arrive point sur un rocher escarpé en y sautant, mais en s’y traînant pas à pas. Voilà sur quel principe les Jésuites prétendent s’être conduits à la Chine. Ils étaient persuadés que sans cette condescendance, la religion qu’ils prêchaient n’y aurait pas même été écoutée. Je ne doute pas qu’habiles comme ils le sont, ou plutôt comme ils étaient, ils ne l’aient encore palliée et mitigée sur beaucoup d’autres points ; et on ne peut disconvenir qu’ils n’aient bien fait, relativement à leurs vues, puisqu’après tout ce n’était ni Dieu ni le christianisme qu’ils voulaient faire régner, c’était la société sous ces noms respectables.

D’ailleurs, ni la morale sévère de la religion, ni les dogmes effrayants de la grâce qu’on les accusait de défigurer, ne sont pas prononcés d’une manière si exclusive dans l’Écriture, qu’on n’y rencontre aussi plusieurs passages favorables à des opinions plus mitigées ; et on croit bien que les Jésuites profitaient de ces passages, à l’exemple de tant de sectes qui ont trouvé dans la Bible et dans les Pères de quoi appuyer leurs opinions, tandis que leurs adversaires y trouvaient également de quoi les combattre. Ce sont, s’il est permis de parler de la sorte, des arsenaux communs, où chacun va s’armer de pied en cap, et comme il lui plaît. Aussi n’est-ce pas sans raison que l’Église catholique a décidé que c’était à elle seule à donner aux fidèles le vrai sens des Écritures et des Pères ; vérité dont on ne saurait s’écarter, sans s’exposer à un pyrrhonisme dangereux en matière de dogme.

Ce qu’il y a de singulier, et ce qui devait paraître le plus étrange aux prosélytes qu’on allait faire à cinq mille lieues de notre Europe, c’est que tandis que les Jésuites prêchaient le christianisme à leur manière, d’autres missionnaires, leurs ennemis, moines et séculiers, en prêchaient un tout différent aux mêmes peuples, en les avertissant, sous peine de damnation, de ne pas croire au catéchisme des Jésuites. On peut juger de l’effet que ces contestations devaient produire. En vérité, messieurs, leur disait l’empereur de la Chine, vous prenez bien de la peine de venir de si loin nous prêcher des opinions contradictoires, sur les-