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Rome ; enfin plus elle s’agrandissait, plus elle semblait justifier par son crédit et ses intrigues l’acharnement de ses ennemis contre elle. Gouverner l’univers, non par la force, mais par la religion ; telle paraît avoir été la devise de cette société dès son origine ; devise qu’elle a laissé voir davantage à mesure que son existence et son autorité se sont accrues.

Jamais elle n’a perdu de vue, ni cet objet, ni le moyen, aussi doux qu’efficace, qu’elle devait employer pour y parvenir. Elle est peut-être la seule de toutes les compagnies, comme la maison d’Autriche la seule de toutes les puissances de l’Europe, qui ait eu une politique uniforme et constante ; avantage inestimable pour les corps et les maisons souveraines. Les particuliers ne font que passer, et sont assujettis dans ce court intervalle à un petit cercle d’événements qui ne leur permettent guère d’avoir de système immuable. Les corps et les grandes maisons subsistent long-temps ; et s’ils suivent toujours les mêmes projets, la scène du monde qui change sans cesse amène enfin tôt ou tard des circonstances favorables à leurs vues. Il faut, quand on s’est déclaré leur ennemi, ou les anéantir absolument, ou finir par être leur victime. Tant qu’il leur reste un souffle, ils ne cessent pas d’être redoutables. Vous avez tiré l’épée contre les Jésuites, disait un homme d’esprit à un philosophe ; hé bien, jetez le fourreau au feu. Mais les particuliers, quelque nombreux et quelque animés qu’ils soient, ont bien peu de force contre un corps ; aussi les Jésuites, si décriés, si attaqués, si détestés, subsisteraient peut-être encore avec plus d’éclat que jamais, s’ils n’avaient eu pour ennemis irréconciliables d’autres corps toujours subsistants comme eux, et aussi constamment occupés du projet de les exterminer, qu’ils l’ont été de celui de s’agrandir.

La manière dont cette société s’est établie dans les lieux où elle a trouvé le moins de résistance, décèle bien le projet que nous lui avons attribué, de gouverner les hommes, et de faire servir la religion à ce dessein. C’est par là que les Jésuites ont acquis dans le Paraguay une autorité monarchique, fondée, dit-on, sur la seule persuasion et sur la douceur de leur gouvernement ; souverains dans ce vaste pays, ils y rendent heureux, à ce qu’on assure, les peuples qui leur obéissent, et qu’ils sont venus à bout de soumettre sans employer la violence ; le soin avec lequel ils écartent les étrangers, empêche de connaître les détails de cette singulière administration ; mais le peu qu’on en a découvert en fait l’éloge, et ferait peut-être désirer, si les relations sont fidèles, que tant d’autres contrées barbares où les peuples sont opprimés et malheureux, eussent eu, ainsi que le