Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, II.djvu/26

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il y a un peu plus de deux cents ans que la société des Jésuites a pris naissance. Son fondateur fat un gentilhomme espagnol, qui ayant eu la cervelle échauffée par des romans de chevalerie, et ensuite par des livres de dévotion, se mit en tête d’être le Don-Quichotte de la Vierge[1], d’aller prêcher aux infidèles la religion chrétienne qu’il ne savait guère, et de s’associer pour cela avec les aventuriers qui voudraient bien se joindre à lui.

On doit s’étonner sans doute qu’un ordre, devenu si puissant et si célèbre, ait eu pour instituteur un pareil homme. Cet instituteur fut pourtant assez avisé, pour ne vouloir pas entrer dans l’ordre des Théatins, qu’un cardinal, devenu pape quelques années après, venait d’établir un peu avant que les Jésuites commençassent à paraître. Ignace, malgré toutes les oppositions que la société naissante éprouvait, aima mieux être législateur d’un institut que de s’assujettir à des lois qui ne fussent pas les siennes. Il semble qu’il prévit dès lors la future grandeur de son ordre, et le peu de fortune que l’autre devait faire, quoique destiné à être le berceau d’un pieux prélat, élevé du sein de cet ordre, par une providence impénétrable, aux premières dignités de l’État et de l’église[2].

Ignace eut encore l’esprit de sentir qu’une société qui faisait profession particulière de dévouement au Saint-Siège, trouverait infailliblement de l’appui auprès du chef de l’église romaine, et par ce moyen chez les princes catholiques, ses enfants chéris et fidèles, et qu’ainsi cette société triompherait à la longue des obstacles passagers qu’elle pouvait rencontrer dans son origine. C’est dans cette vue qu’il lui donna ces fameuses constitutions, perfectionnées depuis, et toujours sur le même plan, par deux successeurs bien supérieurs à Ignace, par les deux généraux Lainez et Aquaviva, si célèbres dans les annales jésuitiques ; ce dernier surtout, intrigant, adroit et plein de grandes vues, fut par toutes ces raisons très propre au gouvernement d’une société ambitieuse ; elle lui est redevable plus qu’à tout autre, de ce régime si bien conçu et si sage, qu’on peut appeler le chef-d’œuvre de l’industrie humaine en fait de politique, et qui a contribué pendant deux cents ans à l’agrandissement et à la gloire de cet ordre. Le même régime, il est vrai, a fini par être la cause, ou, si on en croit les Jésuites, le prétexte de leur destruction en France ; mais tel est le sort de toutes les grandeurs et de toutes les puissances humaines ; il est dans leur nature de dépérir et de s’éteindre quand elles sont arrivées à un certain

  1. Voyez les écrivains jésuites de la vie de S. Ignace.
  2. Le P. Boyer, théatin, ensuite évêque de Mirepoix, et depuis précepteur des enfants de France.