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cru, au gouvernement aristocratique, que le droit naturel et l’expérience démontrent être le pire de tous.

Ceux qui furent chargés de l’éducation de Christine, eurent ordre de lui inspirer de bonne heure de ne pas donner toute sa confiance à un seul ; maxime excellente sans doute en elle-même, mais dont tant de princes n’ont que trop abusé pour se défier également du vice et de la vertu, pour ne prendre jamais de conseil, et pour se croire prudens et fermes, lorsqu’ils n’étaient qu’opiniâtres.

Christine montra de bonne heure une pénétration d’esprit singulière : on assure que dès son enfance elle lisait en original Thucydide et Polybe, et qu’elle en jugeait bien. On eût mieux fait de lui apprendre à connaître les hommes que les auteurs grecs. La vraie philosophie est encore plus nécessaire à un prince que l’histoire ; j’en excepte celle de la Bible, à laquelle les États de Suède voulaient qu’on lui fît donner beaucoup de temps, comme étant, disent-ils dans un mémoire exprès, la source de toutes les autres. On ne peut que louer les États d’avoir insisté sur les principes de religion qu’on devait inspirer à la jeune reine ; mais il semble que tous les autres objets aient été un peu trop oubliés en faveur de celui-là ; la suite fit voir qu’on n’aurait pas dû les négliger.

Je n’entrerai dans aucun détail, ni sur la minorité de Christine, ni sur la manière dont elle se conduisit avec la France quand elle eut pris les rênes du gouvernement, ni sur les plaintes réciproques, et peut-être également justes, de la reine et de ses alliés. Eclaircir ces démêlés politiques, est sans doute un grand projet : mais l’incertitude des faits qui se passent sous nos yeux doit rendre très-suspect le développement prétendu de quelques intrigues secrètes et anciennes, dont l’histoire aurait peut-être été écrite fort différemment par les principaux acteurs. Je garderai donc sur tous ces faits un silence prudent ; c’est l’histoire privée de Christine, et non l’histoire de son royaume, que j’ai pour objet dans cet écrit ; et je ne la considère même un moment sur le trône de Suède, que pour l’envisager ensuite plus à mon aise et de plus près dans la retraite.

Une des choses dont on doit savoir le plus de gré à Christine, c’est la considération quelle témoigna pour le célèbre Grotius. Cet homme illustre par ses ouvrages, mais dont la plus grande gloire est d’avoir été l’ami de Barneveldt, et le défenseur de la liberté de son pays, était allé chercher un asile en France contre la persécution des Gomaristes. Il déplut au cardinal de Richelieu, parce qu’il ne le flattait pas sur ses talens littéraires ; car il faut toujours que les grands hommes se rapprochent des autres par