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eu pour but de faire connaître son héroïne, je doute qu’il y soit parvenu. Je connais plusieurs savans, assez aguerris aux lectures rebutantes, qui n’ont pu soutenir celle de son ouvrage, ni dévorer paisiblement ce fatras d’érudition et de citations où l’histoire de Christine se trouve absorbée. C’est un portrait assez mal dessiné, déchiré par lambeaux, et dispersé sous un monceau de décombres.

Cependant le désir que j’ai toujours eu de me former une idée de cette princesse singulière dont on a parlé si diversement, m’a forcé de parcourir une si énorme compilation. Je l’ai envisagée comme ces perspectives, dans lesquelles le peintre a dessiné d’une manière difforme une figure humaine, qu’on ne peut démêler qu’à un certain point de vue, où elle paraît avec ses justes proportions, et débarrassée de tous les objets étrangers dont le mélange la rendait méconnaissable. J’ai tâché de saisir ce point de vue ; mais je ne me flatte pas de l’avoir trouvé.

Quoi qu’il en soit, voici ce que j’ai pu recueillir de cette lecture. Si on juge mon ouvrage ennuyeux, je n’empêche personne de recourir à l’orignal même, et d’y trouver plus de plaisir. Je tâcherai du moins de rendre cet écrit utile, par les principes que j’aurai soin d’y répandre, et surtout par les réflexions qu’il me donnera occasion de faire contre les deux plus grands fléaux du genre humain, la superstition et la tyrannie.

Mon premier dessein était de donner sur ces mémoires une histoire abrégée de Christine ; mais la marche uniforme et le style un peu monotone auquel on a jugé à propos d’assujétir l’histoire, aurait été pour moi une entrave continuelle. Je ne sais par quelle raison on est convenu presque généralement de réduire l’histoire à une espèce de gazette renforcée, exacte pour les faits et pour le style. On prétend que l’historien doit s’abstenir de réflexions, et les laisser faire à ceux qui lisent. Pour moi, je crois que le vrai moyen de suggérer des réflexions au lecteur, c’est d’en faire. Tout consiste à savoir les ménager, les présenter avec art, les lier de manière au sujet, qu’elles augmentent l’intérêt au lieu de le refroidir. En un mot, les réflexions me paraissent aussi essentielles pour rendre l’histoire agréable, pour fixer même les faits dans la mémoire, que les démonstrations de géométrie pour fixer dans l’esprit l’énoncé des propositions. L’historien, dit-on, doit n’être qu’un témoin qui dépose, et les réflexions feraient soupçonner sa partialité. Mais il me semble que la manière seule de narrer les faits rend un historien aussi suspect que le peuvent faire les réflexions ; et partialité pour partialité, celle qui ennuie le moins est préférable. D’ailleurs ce soupçon de partialité ne peut jamais tomber que