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les avait fait échapper à tant de périls ? Autrefois leur lançait-on du haut du toit un seul coup de pierre, ils se retiraient à l’écart, faisaient le moins de bruit qu’ils pouvaient, et attendaient pour continuer leur chemin qu’on ne pensât plus à eux ; depuis six à sept ans on tire sur eux à cartouche en Portugal et en France, et c’est le temps qu’ils choisissent en Espagne pour cabaler contre le monarque ! Oh ! que les jansénistes ont beau jeu pour s’écrier que Dieu vient d’aveugler le conseil d’Achitophel, afin qu’il allât se pendre !

XVI. Quelle terrible leçon que le désastre des Jésuites, pour les ordres religieux qui voudraient à l’avenir se rendre puissants, ou même qui se contenteraient de le paraître ! Depuis deux cents ans ces pères luttaient contre la haine, ils pouvaient en apparence se flatter d’en être vainqueurs, ils ont fini par y succomber. Oh ! que la haine est active et vigilante ! elle est éternelle comme Dieu et terrible comme lui.

XVII. Mais quelle leçon en même temps pour tout souverain, pour tout État, qui voudrait désormais protéger les moines et leur donner de l’existence ! Cette espèce d’hommes se présente d’abord avec un air soumis et modeste, elle semble n’avoir pour but que de se rendre utile, elle commence même quelquefois par l’être, elle tâche ensuite de se rendre nécessaire, puis indépendante, et enfin dangereuse ; c’est alors que l’autorité, qui l’avait protégée d’abord, se trouve contrainte, pour la réprimer, de s’écarter des formes de la justice ; ce qui est toujours un mal dans tout gouvernement, même quand on s’y trouve réduit pour éviter de plus grands maux. Voilà l’histoire des Jésuites en Espagne : aucune puissance ne les avait d’abord traités plus favorablement ; aucune puissance ne les a traités ensuite avec plus de rigueur ; c’est l’autorité qui les a soutenus, c’est l’autorité qui les chasse.

XVIII. Rien de plus fragile, dit un historien philosophe, qu’un pouvoir qui n’a qu’un appui étranger. Croit-on que les ordres mendiants subsisteraient encore, s’ils avaient conservé long-temps l’éclat qu’ils eurent à leur naissance ? Que de protecteurs et d’ennemis à la fois ! Écoutez d’un côté le bon S. Louis, qui disait que s’il pouvait se partager en deux, il donnerait une moitié de lui-même aux cordeliers, et l’autre aux jacobins. Je ne donne pas cette parole pour ce que S. Louis a dit de meilleur ; mais voyez quel respect tous les princes de son siècle avaient, comme lui, pour l’habit des mendiants, puisque tous voulaient mourir avec une robe de frère prêcheur ou de frère mineur. D’un autre côté, écoutez en même temps les cris redoublés des universités, des évêques, et de toute la chrétienté contre